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Oui ! Elle avait plusieurs jours pour le convaincre de prendre en charge son projet, ce qui était nettement mieux que les dix minutes qu’elle avait anticipées à la base. Olive leva le poing en un geste de victoire… ce qui lui attira les regards perplexes de Jeremy et son ami. Qu’est-ce qui leur prenait, de toute façon ? Avait-elle du dentifrice ou autre sur le visage ? Quelle importance ? Elle allait rencontrer Tom Benton et le convaincre de la prendre sous son aile. Cancer du pancréas, tiens-toi bien, j’arrive.
Elle resta d’excellente humeur jusqu’à deux heures plus tard, quand elle arriva à la réunion et qu’un silence s’abattit soudain. Une quinzaine de paires d’yeux étaient rivées sur elle… pas du tout l’accueil qu’on lui réservait d’habitude.
— Euh… bonjour ?
Seules deux personnes lui répondirent. La plupart détournèrent le regard. Olive se dit qu’elle s’imaginait des trucs. Sûrement une chute de glycémie. Ou un pic. Un des deux.
— Eh, Olive.
Un septième année qui n’avait jamais remarqué son existence enleva son sac à dos pour libérer le siège à côté du sien.
— Comment ça va ?
— Bien.
Elle s’assit avec précaution.
— Euh, et toi ? demanda-t-elle, essayant de ne pas avoir l’air trop méfiante.
— Au top.
Il y avait quelque chose dans son sourire. Quelque chose de salace et de faux. Olive envisageait de l’interroger à ce sujet quand l’animateur réussit à faire fonctionner le projecteur et la réunion reprit.
Ensuite les choses devinrent encore plus bizarres. Le Dr Aslan passa au labo uniquement pour demander à Olive s’il y avait quoi que ce soit dont elle souhaitait parler ; Chase, un étudiant en master, la laissa utiliser la machine PCR en premier alors que d’habitude il la couvait autant qu’un élève de CE2 avec sa dernière friandise d’Halloween ; le directeur de labo fit un clin d’œil à Olive lorsqu’il lui tendit une pile de feuilles blanches pour l’imprimante. Ensuite, elle tomba complètement par hasard sur Malcolm dans les toilettes mixtes, et soudain, tout s’éclaira.
— Sale petite sournoise, siffla-t-il.
Les plis autour de ses yeux noirs étaient presque comiques.
— Je t’ai envoyé des messages toute la journée.
— Oh.
Olive tapota la poche arrière de son jean, puis celle de devant, tentant de se rappeler la dernière fois qu’elle avait vu son téléphone.
— Je crois que j’ai laissé mon portable à la maison.
— Je n’arrive pas à le croire.
— Croire quoi ?
— C’est toi que je n’arrive pas à croire.
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Je pensais qu’on était amis.
— C’est le cas.
— De bons amis.
— Nous le sommes. Toi et Anh êtes mes meilleurs amis. De quoi…
— Clairement pas, vu que j’ai dû l’apprendre de Stella, qui l’a appris de Jess, qui l’a appris de Jeremy, qui l’a appris d’Anh…
— Appris quoi ?
— … qui l’a appris de je ne sais qui. Moi qui pensais qu’on était amis.
Olive sentit un frisson glacé remonter le long de sa colonne vertébrale.
Était-il possible que… non. Non, c’était impossible.
— Appris quoi ?
— J’arrête les frais. Et je change mon mot de passe Netflix.
Oh non.
— Malcolm. Appris quoi ?
— Que tu sors avec Adam Carlsen.
Olive n’avait jamais mis les pieds dans le labo de Carlsen, mais elle savait où le trouver. C’était l’espace de recherche le plus grand et le mieux équipé de tout le département, objet de convoitise et source intarissable de rancœur envers Carlsen. La deuxième porte donnait directement sur le laboratoire, et peut-être parce qu’il était aussi grand que le mont Everest et pourvu d’épaules tout aussi impressionnantes, mais Carlsen fut la première chose qu’elle remarqua. Il examinait un transfert d’ADN à côté d’Alex, un étudiant qui avait un an d’avance sur Olive, mais il se tourna vers l’entrée à l’instant où elle arrivait.
Tout allait bien se passer. Elle allait lui expliquer ce que Malcolm lui avait dit, et sans le moindre doute, il allait trouver la situation tout à fait inacceptable et régler ça illico, parce qu’Olive ne pouvait pas passer les trois prochaines années entourée de gens qui pensaient qu’elle fréquentait ce tordu d’Adam Carlsen.
Seulement voilà : Carlsen ne fut pas le seul à remarquer Olive. Il y avait une dizaine de plans de travail dans le labo, et au moins dix personnes affairées au-dessus. La plupart d’entre elles – toutes sans exception – regardaient Olive. La plupart d’entre elles – toutes sans exception – avaient entendu dire qu’Olive sortait avec leur patron.
Quelle vie de merde.
— Puis-je vous parler une minute, docteur Carlsen ?
Rationnellement, Olive savait que le labo n’était pas meublé de façon à encourager les échos. Pourtant, elle avait l’impression que ses mots ricochaient contre les murs et résonnaient quatre fois de suite.
Carlsen hocha la tête, dérouté, et tendit le transfert d’ADN à Alex avant de se diriger vers elle. Il avait l’air de ne pas avoir conscience ou de se moquer éperdument qu’environ deux tiers des membres de son labo l’observaient bouche bée. Les autres semblaient sur le point de faire une attaque.
Il conduisit Olive dans une salle de réunion juste à côté du labo principal, et elle le suivit en silence, s’efforçant de ne pas s’attarder sur le fait qu’un tas de personnes qui pensaient qu’elle et Carlsen sortaient ensemble venaient juste de les voir entrer dans la même pièce. Seuls.
C’était la catastrophe. Ça ne pouvait pas être pire.
— Tout le monde est au courant, lâcha-t-elle dès que la porte se referma derrière elle.
Il l’examina pendant un moment, l’air perplexe.
— Vous allez bien ?
— Tout le monde sait. Pour nous.
Il pencha la tête, croisant les bras sur son torse. Cela faisait à peine un jour qu’ils ne s’étaient pas parlé, mais apparemment, c’était assez long pour qu’Olive ait oublié sa… sa présence. Ou quoi que ce soit qui lui donnait l’impression d’être petite et fragile dès qu’il se trouvait à proximité.
— Pour nous ?
— Pour nous.
Il semblait confus, donc Olive développa.
— Nous, qui sortons ensemble… Non pas que nous sortions ensemble, mais Anh l’a clairement cru, et elle l’a dit à…
Elle se rendit compte qu’elle parlait à toute allure et se força à ralentir.
— Jeremy. Et il l’a dit à tout le monde, et maintenant tout le monde est au courant. Ou ils croient être au courant, même s’il n’y a absolument rien à savoir. Comme nous le savons pertinemment.
Il digéra l’information puis hocha lentement la tête.
— Et quand vous dites « tout le monde »… ?
— Je veux dire tout le monde, répondit-elle en pointant le labo du doigt.
Ces gens ? Ils sont au courant. Les autres étudiants ? Au courant, eux aussi.
Cherie, la secrétaire ? Elle est carrément au courant. Les rumeurs vont à une vitesse folle dans ce département. Et ils croient tous que je sors avec un professeur.
— Je vois, dit-il, curieusement serein face à ce merdier innommable.
Cela aurait dû calmer Olive, mais n’eut pour seul effet que de faire grimper sa panique d’un cran.
— Je suis désolée que ce soit arrivé. Tellement désolée. Tout est ma faute, ajouta-t-elle en se passant une main sur le visage. Mais je ne pensais pas que… Je comprends pourquoi Anh en a parlé à Jeremy – après tout, les mettre ensemble était le but de cette mascarade – mais… Pourquoi Jeremy l’aurait dit à tout le monde ?
Carlsen haussa les épaules.
— Pourquoi pas ?
Elle leva les yeux.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Une doctorante qui sort avec un professeur m’a tout l’air d’une information croustillante.
Olive secoua la tête.
— Pas si croustillante que ça. Pourquoi ça intéresserait qui que ce soit ?
Il arqua un sourcil.
— Quelqu’un m’a dit un jour : « Les rumeurs vont à une vitesse folle dans ce dép… »
— D’accord, d’accord. Touché.
Elle prit une profonde inspiration et se mit à faire les cent pas, s’efforçant d’ignorer la façon dont Carlsen l’observait, à quel point il
semblait détendu, les bras croisés sur son torse, adossé à la table de conférence. Il n’était pas censé rester calme. Il était censé se mettre en colère. C’était un connard notoire avec la réputation d’être arrogant – l’idée que des gens croient qu’il sortait avec une moins-que-rien aurait dû le mortifier. Le lourd fardeau de la panique ne devrait pas accabler uniquement Olive.
— Tout ça est… Nous devons faire quelque chose, bien sûr. Nous devons dire aux gens que ce n’est pas vrai et que nous avons tout inventé.
Sauf qu’ils penseront que je suis cinglée, et que vous l’êtes peut-être, vous aussi, donc nous devons trouver une autre histoire. Oui, c’est ça, nous devons dire que nous ne sommes plus ensemble…
— Et comment vont réagir Anh et Machin ?
— Hein ?
— Vos amis ne vont-ils pas se sentir mal à l’aise de se fréquenter s’ils pensent que nous ne sommes pas en couple ? Ou que vous leur avez menti ?
Elle n’avait pas réfléchi à ça.
— Je… Peut-être. Peut-être, mais…
C’ était vrai qu’Anh avait semblé heureuse. Elle avait peut-être déjà invité Jeremy à l’accompagner à ce festival de cinéma… probablement juste après lui avoir parlé d’Olive et Carlsen. Mais c’était exactement ce qu’Olive avait cherché.
— Comptez-vous lui dire la vérité ?
Un son paniqué s’échappa de sa bouche.
— Je ne peux pas. Pas maintenant.
Bon sang, pourquoi Olive avait-elle accepté de sortir avec Jeremy ? Il ne lui plaisait même pas. Certes, son accent irlandais et ses cheveux roux étaient mignons, mais ne valaient pas autant d’ennuis.
— Nous pourrions peut-être dire aux gens que j’ai rompu avec vous ?
— C’est très flatteur, rétorqua-t-il d’un ton impassible.
Elle n’arrivait pas à savoir s’il plaisantait.
— Très bien. Nous n’avons qu’à dire que vous avez rompu.
— Parce que cela paraît crédible, rétorqua-t-il sèchement, presque à voix basse.
Elle n’était pas certaine de l’avoir entendu correctement, et n’avait aucune idée de ce qu’il entendait par là, mais elle commençait à se sentir très contrariée. D’accord, c’était elle qui l’avait embrassé en premier – bon sang, elle avait embrassé Adam Carlsen ; c’était sa vie, c’était ses choix – mais sa façon d’agir en salle de pause la veille n’avait pas facilité les choses. Il aurait au moins pu manifester de l’inquiétude. Il ne pouvait être d’accord pour que tout le monde le croie attiré par une fille lambda détentrice d’une publication et demie… Oui, cet article qu’elle avait repris et soumis de nouveau trois semaines plus tôt comptait pour un demi.
— Et si nous disions que nous avons rompu d’un commun accord ?
Il hocha la tête.
— Bonne idée.
Olive se sentit ragaillardie.
— Vraiment ? Super, alors ! Nous…
— Nous pourrions demander à Cherie de l’ajouter à la newsletter du département.
— Quoi ?
— Ou pensez-vous qu’une annonce en public serait préférable ?
— Non. Non, c’est…
— Nous devrions peut-être demander à l’équipe informatique de l’ajouter sur la page d’accueil de Stanford. Comme ça, les gens sauraient…
— D’accord, d’accord ! J’ai compris.
Il la dévisagea un moment, et quand il reprit la parole, il s’exprimait sur un ton raisonnable qu’elle n’aurait jamais attendu de la part d’Adam « le Connard » Carlsen.
— Si ce qui vous ennuie, c’est que les gens disent que vous fréquentez un professeur, le mal est fait, j’en ai peur. Raconter à tout le monde que nous avons rompu ne changera rien au fait qu’ils croient que nous avons été ensemble.
Olive soupira. Il avait raison et elle détestait ça.
— D’accord, dans ce cas. Si vous avez une idée de comment arranger ce merdier, je suis ouverte à toute propo…
— Vous pourriez les laisser continuer à le croire.
L’espace d’un instant, elle crut qu’elle ne l’avait pas bien entendu.
— Q-quoi ?
— Vous pouvez laisser les gens penser que nous sortons ensemble. Cela résoudrait votre problème avec votre amie et Machin-truc, et vous n’avez pas grand-chose à perdre, vu que du point de vue de… votre réputation (il avait prononcé le mot « réputation » en levant les yeux au ciel, comme si le concept de se soucier de l’opinion des autres était l’invention la plus débile depuis les antibiotiques homéopathiques), ça ne pourrait pas être pire.
C’était… impensable. De toute sa vie, Olive n’avait jamais, au grand jamais…
— Quoi ? demanda-t-elle de nouveau, d’une voix faible.
Il haussa les épaules.
— Tout le monde est gagnant, selon moi.
Tellement pas, selon Olive. Tout le monde était perdant, et perdrait encore, puis y laisserait encore des plumes. C’était complètement dingue.
— Vous voulez dire… pour toujours ?
Elle avait l’impression d’avoir parlé d’une voix geignarde, mais c’était peut-être à cause du sang qui affluait à sa tête.
— Ça paraît excessif. Peut-être jusqu’à ce que vos amis ne sortent plus ensemble ? Ou jusqu’à ce que leur relation soit plus stable ? Je ne sais pas.
L’un ou l’autre, j’imagine.
Il était sérieux. Il ne plaisantait pas.
— N’êtes-vous pas…
Olive ignorait comment poser la question.
— Marié ou autre ?
Il devait avoir une petite trentaine d’années. Il avait un boulot génial ; il était grand avec des cheveux noirs à la fois épais et souples, clairement intelligent, et même attirant ; il était bien foutu. D’accord, c’était un connard lunatique, mais certaines femmes s’en moqueraient. Certaines pourraient même aimer ça.
Il haussa les épaules.
— Ça ne dérangera pas ma femme et les jumeaux.
Oh, merde.
Olive sentit une vague de chaleur la submerger. Elle devint rouge écarlate et faillit mourir de honte, parce que… bon sang, elle avait forcé un homme marié, un père, à l’embrasser. Maintenant les gens croyaient qu’il avait une aventure. Sa femme pleurait sûrement dans son oreiller. Ses enfants grandiraient avec une horrible image du père et deviendraient des tueurs en série.
— Je… Oh mon Dieu, je ne… Je suis tellement navrée…
— Je plaisante.
— Je n’avais vraiment pas idée que vous…
— Olive. Je blaguais. Je ne suis pas marié. Pas d’enfant.
Une vague de soulagement la submergea. Suivie d’une colère équivalente.
— Docteur Carlsen, vous ne devriez pas plaisanter avec…
— Il faut vraiment que vous commenciez à m’appeler « Adam ». Vu qu’apparemment nous sommes en couple depuis un moment.
Olive expira lentement, tout en se pinçant l’arête du nez.
— Pourquoi vous… Pourquoi vous donner la peine de faire ça ?
— De faire quoi ?
— Faire semblant de sortir avec moi. Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Qu’avez-vous à y gagner ?
Le Dr Carlsen – Adam – ouvrit la bouche, et l’espace d’un instant, Olive eut l’impression qu’il s’apprêtait à dire quelque chose d’important.
Mais ensuite, il détourna le regard et se contenta d’un : « Ça vous rendrait service. » Il hésita avant de poursuivre :
— Et j’ai mes raisons.
Elle le regarda d’un air suspicieux.
— Quelles raisons ?
— Des raisons.
— Si c’est d’ordre criminel, je préférerais ne pas y être mêlée.
— Ça ne l’est pas, répliqua-t-il avec un sourire en coin.
— Si vous ne me dites pas ce que c’est, je n’ai d’autre choix que de penser à un kidnapping. Ou à un incendie volontaire. Ou à un détournement de fonds.
Il eut l’air inquiet l’espace d’un instant, tapotant du bout des doigts son énorme biceps. Ce geste étirait considérablement sa chemise.
— Si je vous le dis, ça ne peut pas sortir de cette pièce.
— Je pense que nous sommes tous deux d’accord sur le fait que rien de ce qui s’est passé dans cette pièce ne devrait jamais en sortir.
— Bien vu, concéda-t-il.
Il s’interrompit. Soupira. Se mordit l’intérieur de la joue. Soupira de plus belle.
— D’accord, reprit-il enfin, sur le ton d’un homme qui savait qu’il allait le regretter à la seconde où il ouvrirait la bouche. On estime que je pourrais m’enfuir.
— Vous enfuir ?
Bon sang, c’était un criminel en liberté conditionnelle. Un jury de ses pairs l’avait condamné pour des crimes contre des étudiants. Il avait probablement frappé quelqu’un en pleine tête avec un microscope pour avoir mal étiqueté des échantillons de peptides.
— Donc c’est bien quelque chose de criminel.
— Quoi ? Non. Le département me soupçonne de vouloir quitter Stanford pour une autre institution. En temps normal, ça ne me dérangerait pas, mais Stanford a décidé de geler mes fonds de recherche.
— Oh.
Pas ce qu’elle s’était imaginé. Mais alors pas du tout.
— Ils en ont le pouvoir ?
— Oui. Enfin, jusqu’à un tiers. L’argument avancé est qu’ils refusent de financer les recherches et de faire avancer la carrière de quelqu’un qui –
selon eux – partira quoi qu’il en soit.
— Mais s’il ne s’agit que d’un tiers…
— Il s’agit de millions de dollars, dit-il posément. Affectés à des projets que j’ai prévu de terminer avant l’an prochain. Ici, à Stanford. Ce qui signifie que j’ai besoin de ces fonds rapidement.
— Oh.
Maintenant qu’elle y pensait, Olive entendait des bruits de couloir sur le fait que Carlsen était démarché par d’autres universités depuis sa première année. Quelques mois plus tôt, une rumeur disait même qu’il pourrait aller travailler pour la NASA.
— Pourquoi croient-ils ça ? Et pourquoi maintenant ?
— Pour tout un tas de raisons. La plus concrète étant qu’il y a quelques semaines, on m’a alloué une bourse de recherche – une très grosse bourse de recherche – à moi et à un scientifique d’une autre institution. Cette institution avait essayé de me recruter à une époque, et Stanford voit cette collaboration comme un signe que je compte accepter.
Il hésita avant de poursuivre.
— En règle générale, on m’a bien fait comprendre la… vision selon laquelle je ne me suis pas enraciné parce que je veux pouvoir quitter Stanford au pied levé.
— Vous enraciner ?
— La plupart de mes étudiants auront terminé leurs cursus cette année.
Je n’ai pas de famille dans la région. Pas de femme, pas d’enfant. Je vis en
location actuellement – il faudrait que j’achète une maison juste pour convaincre le département de mon intention de rester, expliqua-t-il, visiblement agacé. Si j’étais en couple… ça aiderait vraiment.
D’accord. Ça se tenait. Mais quand même.
— Avez-vous envisagé d’avoir une vraie petite amie ?
Il fronça les sourcils.
— Avez-vous envisagé d’avoir un vrai rencard ?
— Touché.
Olive se tut et l’observa quelques instants, le laissant l’observer en retour. Amusant, à quel point elle avait eu peur de lui. Maintenant qu’il était la seule personne au monde au courant du pire merdier de sa vie, il était difficile de se sentir intimidée… encore plus après avoir découvert qu’il était du genre assez désespéré pour faire semblant de fréquenter quelqu’un afin de récupérer ses fonds de recherche. Olive était certaine qu’elle en ferait autant pour l’occasion de terminer son étude sur le cancer du pancréas. Ça faisait de lui quelqu’un de curieusement… semblable. Et s’ils se ressemblaient, elle pouvait bien foncer tête baissée et faire semblant de sortir avec lui, non ?
Non. Si. Non. Quoi ? C’était déjà de la folie de l’envisager. Elle était officiellement dingue. Et pourtant, elle s’entendit dire :
— Ce serait compliqué.
— Quoi donc ?
— Faire semblant de sortir ensemble.
— Vraiment ? Ce serait compliqué de faire croire aux gens qu’on sort ensemble ?
Bon sang, il était invivable.
— Bon, ok. Mais ce serait dur d’être convaincants sur le long terme.
Il haussa les épaules.
— Tout ira bien, tant qu’on se salue dans les couloirs et que vous ne m’appelez pas Dr Carlsen.
— Je ne crois pas que les personnes en couple se contentent de… se saluer.
— Que font les personnes en couple ?
Ça mit Olive à terre. Elle avait peut-être été à cinq rencards dans sa vie, y compris ceux avec Jeremy, et ils se classaient de modérément ennuyeux à anxiogènes, en passant par terrifiants (surtout quand un type avait monologué sur le remplacement de hanche de sa grand-mère avec moult détails effrayants). Elle aurait adoré avoir quelqu’un dans sa vie, mais elle doutait que ce soit au programme pour elle. Peut-être que personne ne pouvait l’aimer. Peut-être que passer tant d’années seule l’avait profondément transformée, et que c’était la raison pour laquelle elle semblait incapable de tisser un vrai lien amoureux, ou même d’éprouver le genre d’attirance dont les autres parlaient souvent. Au bout du compte, ça n’avait pas vraiment d’importance. De toute manière, école doctorale et vie privée ne faisaient pas bon ménage. Ce qui expliquait sans doute pourquoi le Dr Adam Carlsen, lauréat du prix MacArthur, génie extraordinaire, se retrouvait en pleine trentaine à demander à Olive ce que faisaient les gens pendant un rencard.
Le monde universitaire, mesdames et messieurs !
— Euh… des choses. Des trucs.
Olive se creusait la cervelle.
— Les gens sortent et font des activités ensemble. Comme la cueillette des pommes, ou des soirées peinture et œnologie.
Des trucs débiles, songea Olive.
— Des trucs débiles, commenta Adam, avec un geste dédaigneux. Vous pourriez vous contenter de dire à Anh que nous sommes sortis et que nous avons peint un Monet. On dirait bien qu’elle se chargerait volontiers de prévenir le monde entier.
— Alors déjà, c’était Jeremy. Mettons-nous d’accord pour accuser Jeremy. Et ça va plus loin que ça, insista Olive. Les gens qui sont en couple, ils… ils parlent. Beaucoup. Ils ne se contentent pas de se saluer dans le couloir. Ils connaissent leurs couleurs préférées, leurs lieux de naissance, et ils… ils se tiennent la main. Ils s’embrassent.
Adam serra les lèvres comme pour réprimer un sourire.
— Nous ne pourrions jamais faire ça.
Une nouvelle vague de mortification s’écrasa sur Olive.
— Je suis désolée pour le baiser. Je n’ai vraiment pas réfléchi, et…
Il secoua la tête.
— C’est pas grave.
Il semblait étrangement impassible, surtout pour un type susceptible de péter les plombs quand les gens se trompaient sur le numéro atomique du sélénium. Non, il n’était pas impassible. Il était amusé.
— Ça vous fait rire ?
— « Rire » n’est probablement pas le bon mot, mais vous devez bien admettre que c’est plutôt divertissant.
Elle n’avait aucune idée de ce dont il parlait. Il n’y avait rien de divertissant dans le fait d’avoir embrassé par hasard un professeur parce qu’il était le seul individu dans le couloir, et qu’à la suite de cet acte d’une bêtise absolue, tout le monde la croyait en couple avec une personne qu’elle avait vue en tout et pour tout deux fois…
Elle éclata de rire et finit pliée en deux, dépassée par le côté totalement improbable de la situation. C’était ça, sa vie. C’était ça, les conséquences de ses actes. Quand elle parvint enfin à reprendre son souffle, elle avait mal aux abdos et dut s’essuyer les yeux.
— C’est pire que tout.
Il souriait, la regardant fixement avec une étrange lueur dans les yeux.
Et qui l’eût cru : Adam Carlsen avait des fossettes. Toutes mignonnes.
— Ouais.
— Et tout est ma faute.
— Plus ou moins. J’ai un peu poussé le bouchon avec Anh, mais dans l’ensemble, oui, je dirais que c’est votre faute.
Un faux couple. Adam Carlsen. Elle était forcément cinglée.
— Ce ne poserait pas problème que vous soyez enseignant et moi étudiante ?
Il pencha la tête, soudain sérieux.
— Ça ne serait pas du meilleur effet, mais je ne crois pas, non. Dans la mesure où n’ai aucune autorité sur vous et que je ne suis pas impliqué dans la direction de votre thèse… Mais je peux me renseigner.
Cette idée avait un potentiel catastrophique épique. La pire idée du genre. Sauf que ça règlerait vraiment son problème, sans compter celui d’Adam, en échange d’un « bonjour » une fois par semaine et d’un effort pour ne pas l’appeler « Dr Carlsen ». C’était jouable.
— Je peux y réfléchir ?
— Bien sûr, répondit-il d’une voix calme.
Rassurante.
Elle n’avait pas imaginé qu’il serait comme ça. Avec toutes les histoires qu’elle avait entendues, et avec son air renfrogné permanent, elle n’avait
vraiment pas imaginé qu’il serait comme ça. Même si elle ne savait pas vraiment ce que ça signifiait.
— Et merci, je suppose. Pour la proposition. Adam.
Elle ajouta le dernier mot dans un second temps. Comme si elle le goûtait. Ça faisait bizarre, mais pas trop non plus.
Après une longue pause, il hocha la tête.
— Aucun problème. Olive.
HYPOTHÈSE : Une conversation privée avec Adam Carlsen deviendra cent cinquante fois plus bizarre dès que le mot « sexe » sera prononcé. À
mon humble avis.
Trois jours plus tard, Olive se retrouva debout dans le bureau d’Adam.
Elle n’était jamais venue auparavant, mais n’eut aucun problème à le trouver. L’étudiante qui en surgit avec les larmes aux yeux et une expression terrifiée était un signe, sans compter que la porte d’Adam était la seule du couloir à être complètement dépourvue de photos d’enfants, d’animaux ou d’autres êtres chers. Pas même une copie de son article qui avait fait la couverture d’une grande revue scientifique, ce qu’elle avait appris en cherchant sur Google Scholar la veille. Seulement du bois marron foncé et une plaque en métal qui disait : Adam C. Carlsen, Maître de conférences.
Peut-être que le C était pour « Crétin ».
Olive ne s’était pas sentie très fière la veille au soir. Elle avait eu l’impression de l’espionner en visitant sa page sur le site internet de la fac et en survolant la liste de ses dix millions de publications et autres bourses de recherche, en examinant la photo de lui visiblement prise pendant une randonnée, et pas par le photographe officiel de Stanford. Cela dit, elle s’était justifiée en se disant qu’il était logique de procéder à un examen complet de sa carrière universitaire avant de s’embarquer dans une fausse relation amoureuse avec lui.
Elle prit une profonde inspiration avant de toquer, puis une autre entre le
« Entrez » d’Adam et le moment où elle se résolut enfin à ouvrir la porte.
Lorsqu’elle entra dans le bureau, il ne leva pas immédiatement les yeux et continua à taper sur son iMac.
— Mes heures de permanence sont terminées depuis environ cinq minutes, donc…
— C’est moi.
Ses mains s’arrêtèrent net, se soulevant d’un centimètre au-dessus du clavier. Puis il tourna son fauteuil vers elle.
— Olive.
Il y avait quelque chose dans sa façon de parler. C’était peut-être son accent, ou seulement le timbre de sa voix. Olive ne savait pas vraiment de quoi il s’agissait, mais c’était là, dans la manière dont il prononçait son nom. Précise. Attentive. Profonde. Différente des autres. Familière… même si c’était impossible.
— Que lui avez-vous dit ? demanda-t-elle, s’efforçant de ne pas prêter attention à la façon dont Adam Carlsen parlait. À la fille qui est sortie en larmes ?
Il lui fallut un moment pour se rappeler que moins de soixante secondes plus tôt, quelqu’un d’autre se trouvait dans son bureau… quelqu’un qu’il avait visiblement fait pleurer.
— Je lui ai seulement fait un retour sur quelque chose qu’elle a écrit.
Olive acquiesça, remerciant le ciel qu’il ne soit pas son directeur de recherche et ne le serait jamais, puis inspecta les lieux. Il avait un bureau d’angle, bien sûr. Deux fenêtres qui, ensemble, devaient représenter 70 000
mètres carrés de verre, et assez de lumière pour soigner la dépression hivernale d’une vingtaine de personnes. C’était logique, vu tous les financements qu’il rapportait, sans parler du prestige, qu’on lui ait donné un bel espace. Le bureau d’Olive, en revanche, n’avait pas de fenêtre et sentait bizarre, probablement parce qu’elle le partageait avec trois autres doctorants, même s’il était conçu pour en accueillir deux tout au plus.
— J’allais vous envoyer un mail. J’ai parlé à la doyenne plus tôt dans la journée, lui annonça Adam, et elle se concentra de nouveau sur lui.
Il lui indiqua la chaise en face de son bureau. Olive la tira et s’assit.
— De vous.
— Oh.
Olive sentit son estomac se nouer. Elle aurait largement préféré que le doyen ignore jusqu’à son existence. Mais bon, elle aurait aussi préféré ne pas se trouver dans cette pièce avec Adam Carlsen, que le semestre ne démarre pas dans quelques jours, que le changement climatique ne soit pas un vrai truc. Et pourtant.
— Enfin, de nous, rectifia-t-il. Et du règlement en matière de relations.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Rien ne s’oppose à ce que vous et moi sortions ensemble, vu que je ne suis pas votre directeur de recherche.
Un mélange de panique et de soulagement envahit Olive.
— Toutefois, il y a des aspects à prendre en compte. Je ne serai pas en mesure de collaborer avec vous à quelque titre que ce soit. Et je fais partie du comité décisionnel du programme, ce qui implique que je devrai me retirer si vous êtes en lice pour un poste d’enseignant-chercheur ou une autre opportunité de carrière.
Elle hocha la tête.
— Ça se défend.
— Et je ne peux absolument pas faire partie de votre jury de thèse.
Olive réprima un rire.
— Ça ne sera pas un problème. Je ne comptais pas vous demander d’en faire partie.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi ça ? Vous étudiez le cancer du pancréas, non ?
— Ouais. Le diagnostic précoce.
— Alors votre travail bénéficierait du point de vue d’un bio-informaticien.
— Oui, mais il y en a d’autres dans le département. Et j’aimerais bien décrocher mon diplôme un jour, idéalement sans avoir à sangloter aux toilettes après chaque réunion du comité.
Il la foudroya du regard.
Olive haussa les épaules.
— Ce n’est pas contre vous. Je suis une fille simple, avec des besoins simples.
Là-dessus, il baissa la tête sans parvenir à cacher son sourire en coin.
Mais il redevint sérieux quand il leva les yeux.
— Bon, vous avez pris votre décision ?
Elle serra les lèvres tandis qu’il l’observait calmement. Elle prit une profonde inspiration avant de répondre :
— Oui. Oui, je… je veux le faire. C’est une bonne idée, en fait.
Pour tellement de raisons. Elle n’aurait plus Anh et Jeremy sur le dos, mais aussi… tous les autres. C’était comme si depuis que la rumeur courait bon train, les gens étaient trop intimidés par Olive pour faire leurs conneries habituelles. Les autres chargés d’enseignement avaient arrêté d’essayer d’échanger ses créneaux horaires confortables de 14 heures contre leurs créneaux horribles de 8 heures, ses collègues de labo avaient cessé de la doubler dans la file pour le microscope, et deux enseignants qu’Olive tentait de contacter depuis des semaines avaient enfin daigné répondre à ses mails.
C’était un peu injuste d’exploiter cet énorme malentendu, mais l’université était un monde sans foi ni loi et la vie d’Olive y avait été misérable durant les deux dernières années. Elle avait appris à grappiller le peu qu’elle pouvait. Et si certains… d’accord, si la plupart des étudiants du département la regardaient de travers parce qu’elle sortait avec Adam Carlsen, alors tant pis. Quoiqu’un peu perplexes, ses amis semblaient s’en accommoder dans l’ensemble.
À l’exception de Malcolm. Il l’évitait comme la peste depuis trois jours.
Mais Malcolm était Malcolm… Il changerait d’avis.
— Très bien, dans ce cas.
Son visage était dénué d’expression – presque trop. Comme si ce n’était pas une affaire d’État et qu’il s’en fichait dans un cas comme dans l’autre ; comme si, si elle avait dit « non », ça n’aurait rien changé pour lui.
— Même si j’y ai beaucoup réfléchi.
Il attendit patiemment qu’elle poursuive.
— Et je pense qu’il vaudrait mieux qu’on établisse des règles de base.
Avant de commencer.
— Des « règles de base » ?
— Oui. Vous savez. Ce que nous sommes autorisés et pas autorisés à faire. Ce que nous pouvons attendre de cet arrangement. Je trouve que c’est un protocole plutôt standard, avant de s’embarquer dans une fausse relation de couple.
Il pencha la tête.
— Un « protocole standard » ?
— Ouais.
— Combien de fois avez-vous fait ça ?
— Zéro. Mais je connais le trope.
— Le… quoi ?
Il cligna des yeux, visiblement confus.
Olive l’ignora.
— Bon.
Elle inspira profondément et brandit son index.
— Tout d’abord, ça devrait être un arrangement strictement réservé au campus. Non pas que je pense que vous voudriez me voir en dehors du campus, mais juste au cas où vous prévoyiez de faire d’une pierre deux coups, je ne compte pas être votre roue de secours à la dernière minute si vous avez besoin de ramener quelqu’un chez vous pour Noël, ou…
— Hanoucca.
— Quoi ?
— Ma famille est plus susceptible de célébrer Hanoucca que Noël, répondit-il avec un haussement d’épaules. Mais je suis peu enclin à fêter l’un ou l’autre.
— Oh.
Olive prit le temps de considérer cette information.
— J’imagine que c’est quelque chose que votre fausse petite amie devrait savoir.
L’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres, mais il ne fit pas de commentaire.
— D’accord. Deuxième règle. En fait, on pourrait l’interpréter comme une extension de la première. Mais…
Olive se mordit la lèvre, tenant absolument à aborder le sujet.
— Pas de sexe.
Pendant plusieurs instants, il ne bougea tout simplement pas. Pas d’un pouce. Puis sa bouche s’entrouvrit, mais aucun son n’en sortit, et Olive comprit alors qu’elle venait juste de clouer le bec à Adam Carlsen. Ce qui aurait été marrant n’importe quel autre jour, mais sa réaction abasourdie lui nouait l’estomac.
Était-il parti du principe qu’ils le feraient ? Avait-elle dit quoi que ce soit dans ce sens ? Devrait-elle lui expliquer qu’elle avait très peu d’expérience en la matière ? Que pendant des années, elle s’était demandé si elle était asexuelle et qu’elle avait compris seulement récemment qu’elle pourrait ressentir de l’attirance, mais seulement pour des gens en qui elle avait profondément confiance ? Que si, pour une raison obscure, Adam voulait coucher avec elle, elle ne serait pas capable d’aller jusqu’au bout ?
— Écoutez. (Elle entreprit de se lever de sa chaise, sentant la panique monter.) Je suis désolée, mais si l’une des raisons pour lesquelles vous avez proposé cet arrangement est que vous pensiez que nous…
— Non.
Le mot avait presque explosé hors de sa bouche. Il semblait sincèrement horrifié.
— Je suis même choqué que vous éprouviez le besoin d’aborder le sujet, dit-il, indigné.
— Oh.
Olive se sentit rougir. Bon. Bien sûr qu’il ne s’attendait pas à ça. Bien sûr qu’il ne l’aurait pas envisagé avec elle. Il suffisait de le regarder…
Pourquoi en aurait-il envie ?
— Je suis désolée, je ne voulais pas présumer de…
— Non, c’est logique d’être directe. J’ai seulement été surpris.
— Je sais, concéda Olive.
Franchement, elle était un peu étonnée, elle aussi. D’être assise dans le bureau d’Adam Carlsen, en train de parler de sexe – pas dans le genre méiose, mais d’un potentiel rapport sexuel entre eux deux.
— Désolée. Je ne voulais pas rendre la situation bizarre.
— Ce n’est rien. Toute cette histoire est bizarre.
Le silence s’étirait entre eux, et Olive remarqua qu’il rougissait légèrement. À peine un soupçon de rouge, mais il semblait si… Olive ne pouvait pas s’empêcher de le dévisager.
— Pas de sexe, confirma-t-il en hochant la tête.
Elle dut s’éclaircir la voix et se secouer pour éviter de se perdre dans la contemplation de ses pommettes.
— Pas de sexe, répéta-t-elle. Bon. Troisièmement. Ce n’est pas vraiment une règle, mais voilà : je ne fréquenterai personne d’autre. Comme dans une vraie relation. Ce serait la pagaille, ça compliquerait tout et…
Olive hésita. Devrait-elle lui en parler ? Est-ce que ça faisait trop d’informations ? Avait-il besoin de savoir ? Oh, après tout. Pourquoi pas, au point où elle en était ? Ce n’était pas comme si elle n’avait pas embrassé cet homme, ou parlé de sexe sur son lieu de travail.
— De toute façon, ce n’est pas mon truc. Jeremy était une exception. Je n’ai jamais… Je n’ai jamais eu de relation sérieuse avant, et c’est sans doute mieux comme ça. Un doctorat c’est suffisamment stressant, j’ai mes amis, mon projet sur le cancer du pancréas, et honnêtement, j’ai mieux à faire de mon temps.
Elle prononça ces derniers mots sur un ton plus agressif que prévu.
Adam se contentait de la fixer sans rien dire.
— Mais vous pouvez fréquenter quelqu’un, bien sûr, s’empressa-t-elle d’ajouter. Même si j’apprécierais que vous évitiez d’en parler à des personnes du département, pour que je ne passe pas pour une idiote, que vous n’ayez pas l’air de me tromper et que les rumeurs n’aillent pas bon train. Ça vous rendrait service aussi, vu que vous voulez donner l’impression d’être dans une relation sérieuse…
— Je ne le ferai pas.
— Bon. Super. Merci. Je sais que mentir par omission peut être pénible, mais…
— Je veux dire, je ne fréquenterai personne d’autre, dit-il avec une détermination et une finalité qui la cueillirent.
Elle ne parvint qu’à hocher la tête, même si elle aurait voulu rétorquer qu’il ne pouvait pas savoir, même si un million de questions affluaient à son esprit. 90 % d’entre elles étaient déplacées et ne la regardaient pas, donc elle les chassa.
— D’accord. Quatrièmement. De toute évidence, nous ne pouvons pas continuer à faire ça éternellement, donc nous devrions fixer une date butoir.
Il serra les lèvres.
— Et ce serait quand ?
— Je ne sais pas trop. Un mois serait sans doute suffisant pour convaincre Anh que j’ai définitivement oublié Jeremy. Mais ce ne serait peut-être pas assez de votre côté, donc… à vous de me dire.
Il prit le temps de la réflexion, puis hocha la tête.
— Le 29 septembre.
Cela faisait un peu plus d’un mois. Mais aussi…
— C’est une date curieusement précise.
Olive se creusa les méninges, s’efforçant de comprendre en quoi cela pourrait être significatif. La seule chose qui lui vint à l’esprit fut qu’elle serait à Boston cette semaine-là pour la conférence annuelle de biologie.
— C’est le lendemain du vote définitif du budget alloué au département.
S’ils ne débloquent pas mon financement d’ici là, ils ne le feront jamais.
— Je vois. Bon, dans ce cas, disons que le 29 septembre, nos routes se séparent. Je dirai à Anh que notre rupture s’est faite à l’amiable mais que je suis un peu triste parce que j’ai toujours un faible pour vous, ajouta-t-elle en affichant un sourire radieux. Comme ça, elle ne me soupçonnera pas de vouloir revenir avec Jeremy. Bon.
Elle prit une profonde inspiration.
— Cinquième et dernière règle.
Cette règle-là était délicate. Celle à laquelle elle craignait qu’il s’oppose. Elle remarqua qu’elle se tordait les mains et les plaqua fermement sur ses genoux.
— Pour que cela fonctionne, nous devrions probablement… faire des choses ensemble. Une fois de temps en temps.
— Des « choses » ?
— Des choses. Des trucs.
— Des « trucs », répéta-t-il d’un air dubitatif.
— Ouais. Des trucs. Vous faites quoi pour vous amuser ?
Il aimait probablement faire des trucs nuls, comme le trainspotting ou les combats de scarabées japonais. Peut-être qu’il collectionnait les poupées en porcelaine. Peut-être qu’il pratiquait assidûment la chasse au trésor.
Peut-être qu’il fréquentait des conventions de vapotage. Oh bon sang !
— M’amuser ? répéta-t-il, comme s’il n’avait jamais entendu ce mot avant.
— Oui. Que faites-vous quand vous n’êtes pas au travail ?
Le temps qui s’écoula entre la question d’Olive et sa réponse était effarant.
— Parfois je travaille aussi chez moi. Et je fais de l’exercice. Et je dors.
Elle dut se retenir de soupirer.
— Euh, cool. Autre chose ?
— Qu’est-ce que vous faites pour vous amuser ? demanda-t-il, quelque peu sur la défensive.
— Plein de choses. Je…
Aller au cinéma. Même si elle n’y était pas retournée depuis la dernière fois que Malcolm l’y avait traînée. Jouer à des jeux de société. Mais absolument tous ses amis étaient trop occupés ces derniers temps, donc pas ça, non plus. Elle avait bien participé à ce tournoi de volley-ball, mais cela faisait déjà plus d’un an.
— Euh. Je fais du sport ?
Elle aurait adoré effacer son expression entendue. Tellement.
— Enfin bref. Nous devrions faire des choses ensemble régulièrement.
Je ne sais pas, peut-être prendre un café ? Genre une fois par semaine ?
Rien que dix minutes, dans un endroit où les gens pourraient facilement
nous voir. Je sais que c’est barbant, mais ça sera super rapide, et ça rendrait cette fausse relation plus crédible, et…
— Entendu.
Oh.
Elle avait cru qu’il serait plus difficile à convaincre. Nettement plus.
Cela dit, c’était dans son intérêt aussi. Il avait besoin que ses collègues croient à leur relation s’il voulait les persuader de débloquer ses fonds.
— D’accord. Euh…
Elle cessa de se demander pourquoi il se montrait si conciliant et essaya de visualiser son emploi du temps.
— Que dites-vous de mercredi ?
Adam orienta son fauteuil face à son ordinateur et ouvrit son calendrier.
Il y avait tellement de cases colorées qu’Olive éprouva une pointe d’anxiété par procuration.
— C’est faisable avant 11 heures. Ou après 18 heures.
— 10 heures ?
Il se retourna vers elle.
— 10 heures, c’est bien.
— D’accord.
Elle attendit qu’il l’intègre à son planning, mais il ne fit pas le moindre mouvement en ce sens.
— Vous ne comptez pas l’ajouter à votre calendrier ?
— Je m’en souviendrai, lui répondit-il calmement.
— Très bien, dans ce cas.
Elle fit l’effort de sourire, et c’était relativement sincère. Nettement plus sincère que ce dont elle se serait crue capable en présence d’Adam Carlsen.
— Super. Faux rencard mercredi alors.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi vous obstinez-vous à dire ça ?
— Dire quoi ?
— « Faux rencard ». Comme si c’était un vrai concept.
— Parce que c’en est un. Vous n’avez jamais vu de comédie romantique ?
Il la dévisagea d’un air perplexe, jusqu’à ce qu’elle s’éclaircisse la voix et baisse les yeux sur ses genoux.
— Bon.
Bon sang, ils n’avaient rien en commun. Ils ne trouveraient rien à se dire. Leurs pauses café de dix minutes s’annonçaient comme les moments les plus éprouvants et gênants de ces semaines déjà suffisamment éprouvantes et gênantes.
Mais Anh allait vivre sa belle histoire d’amour, et Olive n’aurait pas à attendre des lustres pour utiliser le microscope électronique. C’était tout ce qui comptait.
Elle se leva et lui tendit la main, se disant qu’un arrangement de faux couple méritait au moins geste solennel. Adam l’observa avec hésitation pendant quelques secondes. Puis il se leva et la serra. Il garda les yeux rivés sur leurs mains jointes avant de croiser son regard, et Olive s’efforça de ne pas remarquer la chaleur de sa peau, ou à quel point il était massif, ou…
quoi que ce soit d’autre à son sujet. Quand il la lâcha enfin, elle dut produire un effort pour ne pas inspecter sa paume.
Lui avait-il fait quelque chose ? C’était bien l’impression qu’elle avait.
Elle ressentait comme un picotement.
— Quand voulez-vous commencer ?
— Pourquoi pas la semaine prochaine ?
On était vendredi. Ce qui signifiait qu’elle disposait de moins de sept jours pour se préparer psychologiquement au fait de prendre un café avec Adam Carlsen. Elle savait qu’elle en était capable – si elle avait réussi à atteindre 97 % de réussite au test GRE, elle pouvait faire n’importe quoi, ou presque – mais cette idée lui semblait toujours aussi désastreuse.
— Très bien.
Et voilà. Oh bon sang.
— Rendez-vous au Starbucks du campus. C’est là que la plupart des étudiants prennent leur café… quelqu’un nous verra forcément.
Elle se dirigea vers la porte, s’interrompant pour jeter un coup d’œil à Adam.
— J’imagine que je vous verrai au faux rencard du mercredi alors ?
Il était toujours debout derrière son bureau, les bras croisés. Les yeux rivés sur Olive. L’air nettement moins contrarié qu’elle l’aurait cru. L’air…
sympa.
— À bientôt, Olive.
— PASSE-MOI LA MOUTARDE.
Olive l’aurait fait volontiers, mais la moutarde montait déjà suffisamment au nez de Malcolm comme ça. Elle prit donc appui sur le plan de travail de la cuisine et croisa les bras.
— Malcolm.
— Et le poivre.
— Malcolm.
— Et l’huile.
— Malcolm…
— De tournesol. Pas cette merde aux pépins de raisin.
— Écoute. C’est pas ce que tu crois…
— Très bien. Je m’en occupe moi-même.
Pour être honnête, Malcolm avait tout à fait le droit d’être en colère. Et Olive avait de la peine pour lui. Il n’avait qu’un an d’avance sur elle, et était le digne descendant d’une dynastie de scientifiques. Le fruit de générations de biologistes, chimistes, botanistes, et qui sait combien d’autres -istes mélangeant leur ADN pour donner naissance à de petits férus de sciences.
Son père était le doyen d’une école publique sur la côte est. Sa mère avait pondu un TED Talk sur les cellules de Purkinje qui avait fait plusieurs millions de vues sur YouTube. Malcolm avait-il envie de passer un doctorat et de s’orienter vers une carrière universitaire ? Certainement pas. Avait-il un quelconque autre choix, vu la pression familiale qu’il subissait depuis les langes ? Toujours pas.
Non pas que Malcolm fût malheureux. Il avait pour projet de décrocher son doctorat, de trouver un boulot peinard dans l’industrie et de gagner beaucoup d’argent en travaillant de 9 heures à 17 heures… ce qui, techniquement, ferait de lui un « scientifique », et ses parents ne seraient donc pas en mesure de désapprouver. Du moins, pas trop énergiquement. En attendant, son seul but était de faire de son doctorat l’expérience la moins traumatisante possible. De tous les autres étudiants dans le programme d’Olive, Malcolm était celui qui s’en sortait le mieux pour avoir une vie en dehors de l’université. Il faisait des trucs qui paraissaient inimaginables à la plupart des étudiants, comme cuisiner de vrais plats ! Faire des randonnées !
Méditer ! Jouer dans une pièce ! Enchaîner les conquêtes comme s’il s’agissait d’un sport olympique ! (« C’ est un sport olympique, Olive. Et je m’entraîne pour la médaille d’or »).
Voilà pourquoi, quand Adam avait forcé Malcolm à détruire des tonnes de données et reprendre la moitié de ses expériences, ça l’avait rendu très, très malheureux pendant quelques mois. Avec le recul, c’était peut-être le moment où Malcolm avait commencé à souhaiter que la peste soit sur la maison Carlsen (il répétait pour Roméo et Juliette à l’époque).
— Malcolm, on peut en discuter s’il te plaît ?
— Nous sommes en train de discuter.
— Non, tu cuisines et je suis plantée là, à essayer de te faire admettre que tu es en colère parce qu’Adam…
Malcolm se détourna de son ragoût, pointant son index en direction d’Olive.
— Ne t’avise pas de le prononcer.
— De prononcer quoi ?
— Tu sais quoi.
— Adam Carl… ?
— Ne prononce pas son nom.
Elle leva les mains.
— C’est dingue. On ne sort pas vraiment ensemble, Malcolm.
Il se remit à couper les asperges.
— Passe-moi la moutarde.
— Est-ce que tu m’écoutes au moins ? Ce n’est pas réel.
— Et le poivre, et le…
— On fait semblant. On fait semblant pour que les gens pensent que nous sortons ensemble.
Malcolm se figea.
— Quoi ?
— Tu m’as entendue.
— C’est une… « amitié améliorée » ? Parce que…
— Non. C’est l’opposé. Il n’y a rien d’amélioré. Zéro amélioration.
Zéro sexe. Zéro amitié non plus.
Il la dévisagea d’un air suspicieux.
— Qu’on soit clair, un truc oral ou anal compte comme du sexe…
— Malcolm.
Il approcha d’un pas, attrapant un torchon pour s’essuyer les mains, les narines palpitantes.
— J’ai peur de poser la question.
— Je sais que ça a l’air ridicule. Il me rend service en prétendant que nous sommes ensemble parce que j’ai menti à Anh, et j’ai besoin qu’elle se soit à l’aise avec le fait de sortir avec Jeremy. Tout est faux. Adam et moi avons discuté (elle décida sur-le-champ d’omettre toute information relative au Grand Soir) en tout et pour tout trois fois, et je ne sais rien de lui. Sauf qu’il veut bien m’aider à gérer cette situation, et j’ai sauté sur l’occasion.
Malcolm faisait cette tête, celle qu’il réservait aux gens qui portaient des sandales avec des chaussettes blanches. Ça pouvait être un peu flippant, elle devait bien l’admettre.
— C’est… waouh, reprit-il, une veine palpitant sur sa tempe. Oli, c’est d’une bêtise effarante.
— Peut-être bien.
Oui. Oui, ça l’était.
— Mais c’est comme ça. Et tu dois me soutenir dans ma bêtise, parce que toi et Anh êtes mes meilleurs amis.
— Ce n’est pas Carlsen ton meilleur ami maintenant ?
— Allons, Malcolm. C’est un trou du cul. Mais il s’est montré plutôt gentil avec moi, et…
— Je ne vais même pas…, reprit-il en grimaçant. Je ne vais même pas répondre à ça.
— D’accord, dit-elle en soupirant. Ne réponds pas. Tu n’es pas obligé.
Mais tu peux au moins ne pas me détester ? S’il te plaît ? Je sais qu’il a été odieux avec la moitié des étudiants du programme, y compris toi. Mais il me donne un coup de main. Toi et Anh êtes les seuls à qui je tiens à révéler la vérité. Mais je ne peux pas l’avouer à Anh…
— … pour des raisons évidentes.
— … pour des raisons évidentes, conclut-elle en même temps, avant de sourire.
Il se contenta de secouer la tête d’un air désapprobateur, mais son expression s’était adoucie.
— Oli. Tu es géniale. Et gentille, beaucoup trop gentille. Tu devrais trouver quelqu’un de mieux que Carlsen. Quelqu’un avec qui sortir pour de vrai.
— Ouais, c’est ça, dit-elle en levant les yeux au ciel. Parce que ça s’est tellement bien passé avec Jeremy. Que, d’ailleurs, j’ai seulement accepté de
fréquenter sur tes conseils ! « Donne une chance à ce garçon », tu disais.
« Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? », tu disais.
Malcolm la foudroya du regard, et elle éclata de rire.
— Écoute, je suis carrément nulle pour les vraies relations amoureuses.
Mais peut-être qu’une fausse relation sera différente. Peut-être que j’ai trouvé ma niche.
— Faut-il vraiment que ce soit Carlsen ? geignit-il. Y a mieux comme professeurs d’université avec lesquels faire semblant de sortir.
— Comme qui ?
— Je ne sais pas. Le Dr. McCoy ?
— Sa femme ne vient-elle pas d’accoucher de triplés ?
— Ah, si. Et pourquoi pas Holden Rodrigues ? Il est sexy. Il a un joli sourire, en plus. Je suis bien placé pour le savoir… il me sourit toujours.
Olive éclata de rire.
— Je ne pourrai jamais faire semblant de sortir avec le Dr. Rodrigues, pas vu l’assiduité avec laquelle tu baves dessus depuis deux ans.
— C’est vrai, hein ? Je t’ai déjà raconté la séance de drague qui s’est passée entre nous au salon des doctorants ? Je suis quasiment sûr qu’il m’a fait plusieurs fois des clins d’œil depuis l’autre bout de la pièce. Bon, certains disent qu’il avait juste quelque chose dans l’œil, mais…
— Moi. C’est moi qui ai dit qu’il avait probablement quelque chose dans l’œil. Et tu m’en parles tous les deux jours.
— D’accord, soupira-t-il. Tu sais, Oli, j’aurais fait semblant de sortir avec toi sans hésiter, pour t’épargner ce foutu Carlsen. Je t’aurais tenu la main, proposé ma veste quand tu as froid, et même offert des roses en chocolat et des ours en peluche devant tout le monde pour la Saint-Valentin.
Comme c’était rafraîchissant de discuter avec quelqu’un qui avait vu une comédie romantique. Voire une dizaine.
— Je sais. Mais tu ramènes aussi une personne différente à la maison chaque semaine, et tu adores ça, et j’adore que tu adores ça. Je ne veux pas te brimer.
— Pas faux.
Malcolm semblait ravi – du fait qu’il ait vraiment roulé sa bosse, ou qu’Olive comprenne parfaitement ses préférences amoureuses, elle ne savait pas trop.
— Bon, peux-tu ne pas me détester s’il te plaît ?
Il jeta le torchon sur le comptoir et approcha d’un pas.
— Oli. Je ne pourrais jamais te détester. Tu seras toujours ma Kalamata.
Il la prit dans ses bras et la serra fort. Au départ, alors qu’ils venaient à peine de se rencontrer, Olive avait été déroutée par son côté tactile, sans doute parce que cela faisait des années qu’elle n’avait pas eu de contact aussi affectueux. Désormais, les câlins de Malcolm étaient un refuge.
Elle posa la tête sur son épaule et sourit contre le coton de son tee-shirt.
— Merci.
Malcolm la serra plus fort.
— Et je te promets que si je ramène un jour Adam à la maison, je mettrai une chaussette sur ma porte… Aïe !
— Espèce de créature diabolique.
— Je plaisantais ! Attends, ne pars pas, j’ai quelque chose d’important à te dire.
Il s’arrêta près de la porte, l’air boudeur.
— J’ai atteint ma dose maximale de conversation en lien avec Carlsen.
Le moindre détail supplémentaire me serait fatal, donc…
— Tom Benton, le chercheur de Harvard, m’a contactée ! Rien n’est encore décidé, mais ça pourrait l’intéresser de me prendre dans son labo l’an prochain.
— Oh mon Dieu ! s’exclama Malcolm, enchanté, en revenant vers elle.
Oli, c’est génial ! Je croyais qu’aucun des chercheurs que tu avais contactés n’était revenu vers toi ?
— Pas pendant une éternité. Mais maintenant, Benton l’a fait, et tu sais à quel point il est célèbre et reconnu. Il a sûrement plus de fonds de recherche que je ne pourrais jamais en rêver. Ce serait…
— Fantastique. Ce serait vraiment fantastique. Oli. Je suis tellement fier de toi.
Malcolm lui prit la main. Son sourire radieux s’estompa lentement.
— Et ta maman serait tellement fière, elle aussi.
Olive détourna le regard, clignant rapidement des yeux. Elle ne voulait pas pleurer, pas ce soir-là.
— Rien n’est gravé dans le marbre. Je vais devoir le convaincre. Ça va demander pas mal de courbettes et d’en passer par l’obligatoire « Résumez-moi vos recherches ». Ce qui, comme tu le sais, n’est pas mon fort. Ça pourrait ne pas marcher…
D’accord. Oui. Elle devait faire preuve d’optimisme. Elle hocha la tête, tentant un sourire.
— Mais même si ce n’était pas le cas… elle serait quand même fière.
Olive acquiesça de nouveau. Quand une malheureuse larme parvint à glisser le long de sa joue, elle décida de la laisser faire.
Quarante-cinq minutes plus tard, elle et Malcolm étaient assis sur leur minuscule canapé, lovés l’un contre l’autre, regardant les rediffusions de Koh-Lanta tout en mangeant un plat qui manquait cruellement d’assaisonnement.
HYPOTHÈSE : Adam Carlsen et moi n’avons absolument rien en commun, et prendre un café avec lui sera deux fois plus douloureux que de se faire arracher une dent. Sans anesthésie.
Olive arriva au premier faux rencard du mercredi en retard et d’une humeur massacrante, après une matinée passée à s’agacer sur ses réactifs bas de gamme qui ne se dissolvaient pas, puis ne précipitaient pas, puis refusaient la sonication, puis n’étaient pas en nombre suffisant pour effectuer son analyse.
Elle s’arrêta devant la porte du café et prit une profonde inspiration. Il lui fallait un meilleur labo pour mener des recherches décentes. Un meilleur équipement. De meilleurs réactifs. De meilleures cultures bactériennes. Un meilleur tout. La semaine suivante, quand Tom Benton arriverait, il fallait qu’elle soit au top de sa forme. Elle devait préparer son pitch, pas perdre son temps autour d’un café dont elle n’avait pas spécialement envie, avec une personne à qui elle n’avait rien à dire, en plein milieu de son protocole expérimental.
Rah !
Quand elle entra, Adam était déjà là, vêtu d’une chemise noire à col tunisien qui semblait avoir été imaginée, conçue et confectionnée spécialement pour lui. Olive éprouva un instant de flottement, pas tant parce que ses vêtements lui allaient bien, mais parce qu’elle avait pour la première fois remarqué la tenue de quelqu’un. Ça ne lui ressemblait pas.
Elle avait pourtant vu Adam déambuler dans le bâtiment de biologie durant les deux dernières années, sans compter les deux dernières semaines, où ils s’étaient parlé trois fois. Ils s’étaient même embrassés, si ce qui s’était passé le Grand Soir comptait comme un baiser digne de ce nom. C’était étourdissant et assez déstabilisant, d’avoir une révélation pareille tandis qu’ils faisaient la queue pour commander un café.
Adam Carlsen était beau.
Adam Carlsen, avec son long nez et ses cheveux ondulés, ses lèvres pulpeuses et son visage anguleux qui auraient dû jurer mais formaient un ensemble harmonieux, était vraiment, vraiment, vraiment beau gosse. Olive ignorait pourquoi elle ne l’avait pas remarqué avant, ni pourquoi cette simple chemise noire avait été le catalyseur.
Elle se concentra sur la carte des boissons au lieu de son torse. Dans le café, il y avait trois étudiants en master de biologie, un étudiant en post-doctorat de pharmacologie, et un assistant de recherche, tous en train de les regarder. Parfait.
— Alors. Comment allez-vous ? demanda-t-elle, parce que c’était la chose à faire.
— Bien. Et vous ?
— Bien.
Il vint à l’esprit d’Olive qu’elle n’avait peut-être pas assez réfléchi. Être vus ensemble avait beau être leur objectif, se tenir côte à côte en silence n’allait jamais faire croire qu’ils formaient un couple heureux. Et Adam était… eh bien il semblait peu disposé à initier une quelconque forme de conversation.
— Bon, reprit Olive. Quelle est votre couleur préférée ?
Il la dévisagea, visiblement confus.
— Quoi ?
— Votre couleur préférée.
— Ma couleur préférée ?
— Oui.
Il fronça les sourcils.
— Je… ne sais pas ?
— Comment ça, vous ne savez pas ?
— C’est des couleurs. Elles sont toutes pareilles.
— Il doit bien y en avoir une que vous préférez.
— Je ne crois pas.
— Rouge ?
— Je ne sais pas.
— Jaune ? Vert caca d’oie ?
— Pourquoi posez-vous la question ? demanda-t-il en plissant les yeux.
— J’ai l’impression que c’est quelque chose que je devrais savoir, répondit Olive en haussant les épaules.
— Parce que. Si quelqu’un essaie de savoir si nous sortons vraiment ensemble, ça pourrait être l’une des premières questions. Dans le top cinq, en tout cas.
Il l’observa quelques secondes.
— Ça vous paraît plausible comme scénario ?
— À peu près autant que de faire semblant de sortir avec vous.
Il hocha la tête, comme s’il lui concédait ce dernier point.
— D’accord. Noir, j’imagine.
Elle poussa un grognement.
— Logique.
— Qu’est-ce qui cloche avec le noir ? s’enquit-il en fronçant les sourcils.
— Ce n’est même pas une couleur. C’est l’absence de couleur, techniquement.
— C’est toujours mieux que le vert caca d’oie.
— Non, pas du tout.
— Bien sûr que si.
— Ouais, c’est ça. Ça va à merveille avec votre personnalité de progéniture des ténèbres.
— Qu’est-ce que ça peut bien…
— Bonjour, lança la barista en les gratifiant d’un sourire enjoué. Qu’est-ce que vous prendrez ?
Olive lui rendit son sourire, tout en faisant signe à Adam de commander le premier.
— Un café.
Il jeta un coup d’œil à Olive avant d’ajouter, honteusement : « Noir. »
Elle dut baisser la tête pour dissimuler son sourire, mais quand elle lui jeta un coup d’œil, elle s’aperçut que ses commissures frémissaient. Ce qui, se dit-elle à contrecœur, n’était pas vilain sur lui. Elle l’ignora et commanda la chose la plus grasse et sucrée du menu, avec un supplément chantilly.
Elle se demandait si elle devrait essayer de compenser en prenant aussi une pomme, ou seulement se laisser aller et ajouter un cookie, quand Adam sortit une carte de crédit de son portefeuille et la tendit à la caissière.
— Oh, non. Non, non, non. Non, insista Olive en posant la main devant la sienne et en baissant la voix. Vous ne pouvez pas payer pour moi.
— Je ne peux pas ?
— Ce n’est pas le genre de faux couple que nous formons.
Il parut surpris.
— Ah bon ?
— Non, répondit-elle en secouant la tête. Je ne ferais jamais semblant de sortir avec un mec qui pense qu’il doit me payer un café, juste parce que c’est un mec.
Il fronça un sourcil.
— Je doute qu’il existe une langue dans laquelle la chose que vous venez de commander puisse être désignée comme un « café ».
— Hey !…
— Et ça n’a rien à voir avec le fait que je sois un « mec » (le mot était sorti avec une pointe d’amertume) mais avec le fait que vous soyez toujours étudiante. Et avec vos revenus annuels.
Elle hésita un moment, se demandant si elle devrait se sentir offensée.
Adam agissait-il en accord avec sa réputation de connard ? Il la prenait de haut ? Il pensait qu’elle était pauvre ? Puis elle se souvint qu’elle était effectivement pauvre, et qu’il gagnait probablement cinq fois plus qu’elle.
Elle haussa les épaules et ajouta un cookie aux pépites de chocolat, une banane et un paquet de chewing-gums à son café. À sa décharge, Adam ne fit pas le moindre commentaire et paya les 21,39 $ sans sourciller.
Tandis qu’ils attendaient leurs boissons, l’esprit d’Olive commença à dériver vers son projet, et se demanda si elle pourrait convaincre le Dr. Aslan de lui acheter de meilleurs réactifs prochainement. Elle balaya distraitement le café du regard, constatant que même si l’assistant de recherche, le type en post-doc et un des étudiants étaient partis, deux autres étudiants (dont fortuitement, l’un d’eux se trouvait travailler dans le labo d’Anh) étaient assis à une table près de la porte, leur jetant des coups d’œil toutes les deux minutes. Excellent.
Elle prit appui contre le comptoir et leva les yeux vers Adam. Dieu merci, ce truc n’allait durer que dix minutes par semaine, ou elle allait finir par souffrir d’un torticolis.
— Où êtes-vous né ? s’enquit-elle.
— S’agit-il d’une autre de vos questions en vue d’obtenir une carte verte ?
Elle gloussa. Il sourit en retour, comme s’il était ravi de l’avoir fait rire.
Même s’il avait certainement une autre raison.
— Aux Pays-Bas. La Haye.
— Oh.
Il s’appuya lui aussi au comptoir lui faisant face.
— Pourquoi « oh » ?
— Je ne sais pas, répondit Olive en haussant les épaules. Je crois que je m’attendais à… New York ? Ou peut-être au Kansas ?
Il secoua la tête.
— Ma mère était ambassadrice des États-Unis aux Pays-Bas.
— Waouh.
Étrange, d’imaginer qu’Adam avait une mère. Une famille. Qu’avant d’être grand, effrayant et tristement célèbre, il avait été un gamin. Peut-être qu’il parlait néerlandais. Peut-être qu’il mangeait régulièrement du hareng fumé au petit déjeuner. Peut-être que sa mère avait voulu qu’il l’imite et devienne diplomate, mais que sa brillante personnalité avait émergé et qu’elle avait alors renoncé à ce rêve. Olive se rendit compte qu’elle était impatiente d’en apprendre plus sur sa jeunesse, ce qui était… étrange. Très étrange.
— Et voilà.
Leurs boissons apparurent sur le comptoir. Olive se dit que la façon dont la barista blonde reluqua ouvertement Adam lorsqu’il se tourna pour attraper un couvercle ne la regardait absolument pas. Elle se rappela aussi qu’aussi curieuse qu’elle fût au sujet de sa mère diplomate, du nombre de langues qu’il parlait et de son éventuelle passion pour les tulipes, il s’agissait d’informations qui allaient bien au-delà de leur arrangement.
Des gens les avaient vus ensemble. Ils allaient retourner dans leurs labos et raconter des histoires improbables au sujet du Dr Carlsen et de l’étudiante quelconque et banale avec qui ils l’avaient vu. Il était temps pour Olive de revenir à ses recherches.
Elle s’éclaircit la voix.
— Bon. C’était sympa.
Il leva les yeux de sa tasse, l’air surpris.
— Le faux rencard du mercredi est terminé ?
— Oui. Beau travail d’équipe, aux vestiaires maintenant. Vous êtes tranquille jusqu’à la semaine prochaine.
Olive planta une paille dans sa boisson et en but une gorgée, le sucre explosa dans sa bouche. Quelle que soit la chose qu’elle avait commandée, c’était horriblement bon. Le diabète la guettait.
— À bientôt alors…
— Où est-ce que vous êtes née ? demanda Adam avant qu’elle puisse s’éclipser.
Oh. Ils jouaient à ce jeu-là. Il essayait sans doute d’être poli, et Olive soupira intérieurement, rêvant de retrouver sa paillasse.
— Toronto.
— Ah oui. Vous êtes canadienne, dit-il comme s’il le savait déjà.
— Oui.
— Quand avez-vous emménagé ici ?
— Il y a huit ans. Pour les études.
Il hocha la tête, comme s’il enregistrait les informations.
— Pourquoi les États-Unis ? Le Canada a d’excellentes universités.
— J’ai obtenu une bourse.
C’était la vérité. Quoique pas l’entière vérité.
Il triturait le porte-tasse en carton.
— Vous rentrez souvent ?
— Pas vraiment, non.
Olive lécha de la crème fouettée sur sa paille. Il détourna aussitôt le regard, ce qui la rendit perplexe.
— Vous envisagez de rentrer chez vous une fois diplômée ?
Elle se crispa.
— Pas si je peux l’éviter.
Les souvenirs qu’elle gardait de sa vie au Canada étaient douloureux, et sa seule famille, les gens qu’elle voulait à proximité, était Anh et Malcolm, tous deux citoyens américains. Olive et Anh avaient même fait un pacte : si Olive risquait un jour de perdre son visa, Anh l’épouserait. Tout compte fait, cette histoire de faux couple avec Adam représentait un sacré entraînement dans l’hypothèse où Olive soit obligée de passer au niveau supérieur et se mette à frauder pour de bon.
Adam acquiesça, tout en buvant une gorgée de son café.
— Votre couleur préférée ?
Olive ouvrit la bouche pour lui révéler une couleur bien meilleure que la sienne, mais…
Il lui adressa un regard entendu.
— Pas facile, hein ?
— Il y en a tellement.
— Ouais.
— Je vais opter pour le bleu. Le bleu clair. Non, attendez !
— Hmm.
— Disons blanc. Oui, blanc.
Il fit claquer sa langue.
— Vous savez, je ne pense pas pouvoir accepter ça. Le blanc n’est pas vraiment une couleur. Plutôt le résultat de toutes les couleurs mélangées…
Olive lui pinça l’avant-bras.
— Aïe, dit-il, sans avoir l’air de souffrir.
Avec un sourire espiègle, il la salua, se retourna, et se dirigea vers le bâtiment de biologie.
— Eh, Adam ?
Il s’arrêta et regarda par-dessus son épaule.
— Merci de m’avoir offert l’équivalent de trois jours de nourriture.
Il hésita puis hocha la tête, une seule fois. Et fit ce truc avec sa bouche –
il était clairement en train de lui sourire. Un peu à contrecœur, mais quand même.
— Avec plaisir, Olive.
Aujourd’hui, 14:40
De : tom-benton@harvard.edu
À : olive-smith@stanford.edu
Objet : Re : Projet de recherche sur le cancer du pancréas Olive,
Mon vol est mardi après-midi. Que diriez-vous de nous rencontrer mercredi vers 15 heures dans le labo d’Aysegul Aslan ? Mon collaborateur pourra m’indiquer où il se trouve.