Ali Hazelwood

The Love Hypothesis

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pauline Buscail Hauteville

À mes amies des départements de sciences, technologie, ingénierie et mathématiques : Kate, Caitie, Hatun et Mar.

Per aspera ad aspera.

Hy-poth-è-se (nom commun)

 

Supposition ou tentative d’explication faite sur la base de preuves limitées, servant de point de départ à des recherches plus poussées.

Exemple : « D’après les informations disponibles et les données collectées à ce jour, mon hypothèse est que plus je me tiens éloignée de l’amour, mieux je me porte. »

PROLOGUE

Franchement, Olive ne savait pas quoi penser de cette histoire de doctorat.

Pas parce qu’elle n’aimait pas la science. (Elle aimait ça. Elle adorait la science. La science, c’était son truc.) Ni à cause des nombreux signaux d’alerte évidents. Elle avait bien conscience que travailler 80 heures par semaine pendant des années, sans la moindre reconnaissance et pour un salaire de misère, pourrait ne pas être bon pour sa santé mentale. Que les nuits passées à trimer devant un bec Bunsen pour faire une découverte insignifiante n’étaient peut-être pas la clé du bonheur. Que se dévouer corps et âme à ses ambitions universitaires, en prenant de rares pauses pour piquer un bagel laissé sans surveillance, n’était peut-être pas un choix avisé.

Elle en avait bien conscience, et pourtant, rien de tout cela ne l’inquiétait. Ou peut-être que si, juste un peu, mais elle pouvait faire avec.

C’était autre chose qui la retenait de s’abandonner au plus célèbre et angoissant des cercles de l’enfer (c’est-à-dire un doctorat). Enfin, qui la retenait, jusqu’à ce qu’on l’invite à passer un entretien pour un poste au sein du département de biologie de Stanford, et qu’elle tombe sur Le Mec.

Le Mec dont elle n’avait jamais vraiment saisi le nom.

Le Mec qu’elle avait rencontré après être entrée bêtement dans les premières toilettes venues.

Le Mec qui lui avait demandé :

— Par simple curiosité, y a-t-il une raison spécifique au fait que vous pleuriez dans mes toilettes ?

Olive poussa un petit cri. Elle essaya d’ouvrir les yeux en dépit de ses larmes et y parvint à peine. Son champ de vision entier était flou. Elle ne voyait qu’une silhouette ruisselante – quelqu’un de grand, aux cheveux bruns, habillé en noir et… voilà. C’était tout.

— Je… Ce ne sont pas les toilettes des femmes ? bredouilla-t-elle.

Un blanc. Silence. Suivi d’un : « Non. »

Il avait la voix profonde. Si profonde. Vraiment profonde.

Magnifiquement profonde.

— Vous êtes sûr ?

— Oui.

— Vraiment ?

— Techniquement, ce sont les toilettes de mon labo.

Bon. Il l’avait mouchée sur ce coup-là.

— Je suis désolée. Vous voulez que je…

Elle fit un geste en direction des cabines, ou plutôt vers l’endroit où elle supposait qu’elles se trouvaient. Ses yeux picotaient, même fermés, et elle dut les plisser pour atténuer la douleur. Elle tenta de sécher ses joues sur sa manche, mais le tissu de sa robe bon marché était fin, loin d’être aussi absorbant que du vrai coton. Ah, les joies de la précarité.

— Je veux seulement verser ce réactif chimique dans les canalisations, répondit-il, mais elle ne l’entendait pas bouger pour autant.

Peut-être parce qu’elle lui barrait l’accès au lavabo. Ou peut-être parce qu’il prenait Olive pour une dingue et envisageait de lancer la police du campus à ses trousses. Voilà qui mettrait un terme brutal à ses rêves de doctorat, hein ?

— Nous n’utilisons pas cette pièce comme toilettes, seulement pour nous débarrasser des déchets et nettoyer le matériel.

— Oh, désolée. J’ai pensé…

Lamentablement. Elle avait pensé lamentablement, fidèle à son habitude et à la malédiction qu’elle traînait.

— Est-ce que ça va ?

Il devait être vraiment grand. Sa voix semblait venir de trois mètres au-dessus.

— Bien sûr. Pourquoi cette question ?

— Parce que vous pleurez. Dans mes toilettes.

— Oh, je ne pleure pas. Enfin si, mais ce ne sont que des larmes, vous savez ?

— Je ne sais pas.

Elle soupira, tout en s’adossant au mur carrelé.

— C’est à cause de mes verres de contact. Ils sont périmés depuis un moment, et ils n’étaient déjà pas terribles à la base. Ils m’ont bousillé les yeux. Je les ai enlevés, mais…

Elle haussa les épaules. En espérant faire ce mouvement dans sa direction.

— Ça prend toujours un moment avant d’aller mieux.

— Vous avez mis des verres de contact périmés ?

Il semblait personnellement offensé.

— Tout juste périmés.

— Comment ça, « tout juste » ?

— Je ne sais pas trop. Quelques années ?

Quoi ?

Ses consonnes étaient nettes et précises. Cassantes. Plaisantes.

— Seulement deux, il me semble.

— Seulement deux années ?

— Ça va. Les dates de péremption, c’est pour les faibles.

Un son choqué… un genre de grognement.

— Les dates de péremption, c’est pour éviter de vous retrouver à pleurnicher dans mes toilettes.

À moins que ce type soit M. Stanford en personne, il devait vraiment arrêter de les appeler ses toilettes.

— C’est rien, dit-elle avec un geste de la main.

Elle aurait bien levé les yeux au ciel, mais ils étaient en feu.

— D’habitude, la brûlure ne dure que quelques minutes.

— Vous voulez dire que vous avez déjà fait ça ?

Elle fronça les sourcils.

— Fait quoi ?

— Porter des verres de contact périmés.

— Évidemment. C’est pas donné, les verres de contact.

— Les yeux non plus.

Hmm. Bien vu.

— Dites-moi, on se connaît ? Peut-être hier soir, au dîner organisé pour les candidats à un futur doctorat ?

— Non.

— Vous n’y étiez pas ?

— Ce n’est pas vraiment mon truc.

— Mais la nourriture gratuite ?

— Ça ne compense pas les bavardages inutiles.

Il était peut-être au régime, parce que quel genre de doctorant dirait un truc pareil ? D’autant qu’Olive était sûre qu’il était doctorant – son ton hautain et condescendant ne laissait aucune place au doute. Tous les doctorants étaient comme ça : s’estimant meilleurs que tout le monde parce qu’ils avaient le privilège douteux de massacrer des moucherons au nom de la science, pour quatre-vingt-dix centimes de l’heure. Dans l’enfer sinistre et sombre qu’était l’université, les étudiants de dernier cycle incarnaient la fange de l’humanité et devaient donc se convaincre qu’ils étaient les meilleurs. Olive n’était pas psychologue clinicienne, mais ça avait tout l’air d’un cas typique de mécanisme de défense.

— Vous passez un entretien pour entrer dans le programme ? demanda-t-il.

— Oui. Pour intégrer la prochaine promo de biologie.

Bon sang, ses yeux la brûlaient.

— Et vous ? s’enquit-elle, en pressant ses paumes contre ses yeux.

— Moi ?

— Ça fait combien de temps que vous êtes ici ?

— Ici ?

Un blanc.

— Six ans. Plus ou moins.

— Oh. Vous passez bientôt votre diplôme dans ce cas ?

— Je…

Elle repéra son hésitation et culpabilisa aussitôt.

— Attendez, vous n’avez pas à répondre. Première règle de l’école doctorale – ne jamais demander aux autres doctorants où en est leur thèse.

Nouveau blanc. Suivi d’un silence.

— Certes.

— Désolée.

Elle aurait voulu pouvoir le voir. Les interactions sociales étaient déjà assez compliquées comme ça ; disposer d’encore moins de signaux auxquels se fier était bien la dernière chose dont elle avait besoin.

— Je ne voulais pas vous rappeler vos parents à Thanksgiving.

— Vous auriez du mal, gloussa-t-il.

— Oh, s’exclama-t-elle en souriant. Ils sont du genre envahissant ?

— Et pire encore pour Thanksgiving.

— C’est le lot des Américains pour avoir quitté le Commonwealth.

Elle tendit la main dans ce qu’elle espérait être sa direction.

— Je m’appelle Olive, au fait. Comme le fruit.

Elle commençait à se demander si elle ne venait pas de se présenter à l’évacuation des eaux usées, quand elle l’entendit s’approcher. La main qui se referma autour de la sienne était sèche et chaude, et tellement grande qu’elle aurait pu envelopper son poing entier. Tout en lui devait être immense. Sa taille, ses doigts, sa voix.

Ce n’était pas entièrement déplaisant.

— Vous n’êtes pas américaine ? demanda-t-il.

— Canadienne. Écoutez, si jamais vous parlez à quelqu’un qui fait partie du comité d’admission, pourriez-vous ne pas faire mention du faux pas des lentilles ? Ça pourrait me faire passer pour une candidate médiocre.

— Vous croyez ? rétorqua-t-il d’un ton impassible.

Elle l’aurait foudroyé du regard si elle avait pu. Mais peut-être qu’elle le faisait déjà sans le vouloir, parce qu’il riait – dans un souffle, mais Olive n’était pas dupe. Et ce n’était pas pour lui déplaire.

Il lui lâcha la main, et elle s’aperçut alors qu’elle s’était cramponnée à la sienne. Oups.

— Vous comptez vous inscrire ? s’enquit-il.

Elle haussa les épaules.

— On ne va peut-être pas me le proposer.

Mais elle et l’enseignante avec qui elle avait passé l’entretien, le Dr.

Aslan, avaient vraiment accroché. Olive avait bégayé et marmonné nettement moins que d’habitude. En plus, ses résultats aux tests étaient presque parfaits. Ne pas avoir de vie s’avérait pratique, parfois.

— Donc vous comptez vous inscrire si on vous le propose ?

Elle serait débile de ne pas le faire. Il s’agissait de Stanford, après tout –

un des meilleurs programmes de biologie. Ou du moins, c’était ce qu’Olive s’était répété pour dissimuler l’abominable vérité.

Qui était que, franchement, elle ne savait pas quoi penser de cette histoire de doctorat.

— Je… peut-être. Je dois avouer que la frontière entre un excellent choix de carrière et un ratage en règle est un peu floue.

— Vous semblez pencher vers le ratage en règle.

On aurait dit qu’il souriait.

— Non. Seulement…

— Seulement ?

Elle se mordit la lèvre.

— Et si je n’étais pas assez douée ? lâcha-t-elle.

Et pourquoi, mais pourquoi mettait-elle son petit cœur à nu devant le premier venu dans des toilettes ? Et à quoi bon, de toute manière ? À

chaque fois qu’elle émettait ses doutes devant ses amis et ses connaissances, ils lui servaient systématiquement les mêmes platitudes. Ça va aller. Tu vas y arriver. Je crois en toi. Ce type allait sûrement faire la même chose.

Tout de suite.

D’un moment à l’autre.

D’une seconde à…

— Pourquoi avez-vous envie de le faire ?

— Euh ? De faire… quoi ?

— Un doctorat. Quelle est votre raison ?

Olive se racla la gorge.

— J’ai toujours eu un esprit curieux, et l’université est l’environnement idéal pour encourager cela. Cela me permettra d’acquérir de solides qualités à transmettre…

Il renifla.

Elle fronça les sourcils.

— Quoi ?

— Pas la tirade que vous avez apprise dans un bouquin de préparation à l’entretien. Pourquoi est-ce vous voulez faire un doctorat ?

— C’est la vérité, insista-t-elle, un peu faiblement. Je veux peaufiner mes capacités de recherche…

— C’est parce que vous ne savez pas quoi faire d’autre ?

— Non.

— Parce que vous n’avez pas décroché de poste dans l’industrie ?

— Non – je n’ai même pas postulé.

— Ah.

Il déplaça sa grande silhouette floue à côté d’elle pour verser quelque chose dans le lavabo.

Olive arrivait à sentir un parfum d’eugénol, de lessive, et de peau masculine propre. Une combinaison curieusement agréable.

— J’aspire à plus de liberté que l’industrie ne peut en offrir.

— Vous n’aurez pas tellement de liberté dans le monde universitaire.

Sa voix semblait plus proche, comme s’il n’avait pas encore reculé.

— Vous devrez faire financer votre travail par des bourses de recherche ridiculement compétitives. Vous gagneriez plus d’argent en faisant un boulot de 9 heures à 17 heures qui permet de profiter du concept de week-end.

Olive afficha une mine renfrognée.

— Essaieriez-vous de me convaincre de refuser ? Vous faites partie d’une ligue contre les gens qui portent des lentilles périmées ?

— Non.

Elle arrivait à l’entendre sourire.

— Je vais partir du principe que ce n’était qu’un faux pas.

— Je les porte tout le temps, et elles n’ont quasiment jamais…

— Parmi une longue lignée de faux pas, visiblement, soupira-t-il. Voilà le topo : j’ignore si vous êtes assez douée, mais ce n’est pas la question que vous devriez vous poser. Le monde universitaire, c’est beaucoup de pognon pour des clopinettes. L’important, c’est que votre raison d’en faire partie soit suffisamment bonne. Alors, pourquoi ce doctorat, Olive ?

Elle réfléchit, réfléchit, et réfléchit encore. Puis elle prit prudemment la parole.

— J’ai une question. Une question de recherche spécifique. Quelque chose que je veux découvrir.

Et voilà. C’était dit. C’était la réponse.

— Quelque chose auquel je crains que personne ne s’intéresse si je ne le fais pas.

— Une question ?

Elle sentit un mouvement et s’aperçut qu’il était désormais appuyé contre le lavabo.

— Oui.

Elle avait la bouche sèche.

— Quelque chose d’important pour moi. Et… je ne fais confiance à personne pour s’en charger. Parce personne ne l’a fait jusqu’ici. Parce que…

Parce que quelque chose d’horrible est arrivé. Parce que je veux faire mon possible pour que cela ne se reproduise jamais.

Des pensées bien accablantes présence d’un étranger, dans l’obscurité de ses paupières fermées. Alors elle les rouvrit ; elle voyait toujours flou, mais la sensation de brûlure avait presque disparu. Le Mec l’observait. Un peu de travers, peut-être, mais bien , attendant patiemment qu’elle poursuive.

— C’est important pour moi, répéta-t-elle. Les recherches que je veux mener.

Olive avait 23 ans et était seule au monde. Elle ne voulait pas avoir ses week-ends, ni un salaire décent. Elle voulait remonter le temps. Elle voulait se sentir moins seule. Mais comme c’était impossible, elle se contenterait de réparer ce qui pouvait l’être.

Il hocha la tête, mais ne dit pas un mot tandis qu’il se redressait et faisait quelques pas vers la porte. Sur le départ.

— Ma raison est-elle suffisamment bonne pour faire un doctorat ?

lança-t-elle derrière lui, détestant à quel point elle semblait chercher son approbation.

Il était possible qu’elle soit en pleine crise existentielle.

Il s’arrêta et se retourna vers elle.

— C’est la meilleure.

Il souriait, se dit-elle. Ou quelque chose dans le genre.

— Bonne chance pour votre entretien, Olive.

— Merci.

Il était déjà à la porte.

— Je vous verrai peut-être l’an prochain, balbutia-t-elle, rougissant légèrement. Si je suis admise. Et si vous n’avez pas fini vos études.

— Peut-être, l’entendit-elle répondre.

Et là-dessus, Le Mec était parti. Et Olive n’avait jamais demandé son nom. Mais quelques semaines plus tard, quand le département de biologie de Stanford lui fit une proposition, elle l’accepta. Sans l’ombre d’une hésitation.

CHAPITRE PREMIER

HYPOTHÈSE : Si on me laisse le choix entre A (une situation légèrement gênante) et B (un merdier colossal aux conséquences désastreuses), j’opterai inévitablement pour la solution B.

 

Deux ans et onze mois plus tard

À la décharge d’Olive, le type ne semblait pas trop dérangé par le baiser.

Il lui avait fallu un moment pour s’adapter – parfaitement compréhensible, vu le caractère soudain des circonstances. C’était une minute bizarre, pénible, un brin douloureuse, durant laquelle Olive écrasait ses lèvres contre les siennes tout en se hissant sur la pointe des pieds pour rester à hauteur de son visage. Fallait-il vraiment qu’il soit si grand ? Le baiser avait dû ressembler à un coup de boule maladroit, et elle commençait à paniquer à l’idée de ne pas réussir à donner le change. Son amie Anh, qui se dirigeait dans leur direction, comprendrait d’un seul coup d’œil qu’Olive et le mec n’étaient pas ensemble.

Puis ce moment atrocement long passa, et le baiser se fit… différent. Le type inhala profondément et pencha légèrement la tête, donnant à Olive l’impression de moins ressembler à un singe en train de grimper sur un baobab, et ses mains – qui étaient grandes et agréablement chaudes dans le couloir climatisé – se refermèrent autour de sa taille. Elles remontèrent de quelques centimètres, épousant les côtes d’Olive, pour l’attirer et la presser contre lui. Ni trop près, ni trop loin.

Pile poil comme il fallait.

Ça ressemblait plus à un bécot à rallonge qu’autre chose, mais c’était plutôt plaisant, et l’espace de quelques secondes, Olive oublia plein de trucs, y compris le fait qu’elle était collée contre un type inconnu au bataillon. Qu’elle avait à peine pris le temps de murmurer : « Je peux vous embrasser ? » avant de coller ses lèvres sur les siennes. Que ce qui l’avait poussée à se donner en spectacle était l’espoir de berner Anh, sa meilleure amie.

Mais un bon baiser a cet effet : permettre à une fille de s’oublier un instant. Olive se sentit fondre contre son large torse d’une fermeté surprenante. Elle laissa ses mains passer d’une mâchoire sculptée à des cheveux étonnamment épais et doux, et ensuite… ensuite elle s’entendit soupirer, comme si elle était déjà hors d’haleine, et c’est là que ça la frappa telle une massue en pleine tête, la prise de conscience que… non. Non.

Non, non, non.

Elle n’était pas censée apprécier ce moment. Ni le type inconnu au bataillon, ni le reste.

Olive haleta et s’éloigna de lui, cherchant frénétiquement Anh du regard. Sous l’éclairage bleuté du couloir de biologie à 23 heures, nulle trace de son amie. Bizarre. Olive était certaine de l’avoir repérée quelques secondes plus tôt.

Le type se tenait quant à lui juste devant elle, les lèvres entrouvertes, le souffle court, avec une étrange lueur dans le regard, et c’est à cet instant précis qu’elle fut frappée par l’énormité de la situation. Quand elle vit qui elle venait juste de…

Bordel de merde.

Bordel. De. Merde.

Parce que le Dr. Adam Carlsen était un connard notoire.

Ce fait n’avait rien de remarquable en soi, vu que dans le monde universitaire, toute position au-dessus du niveau d’étudiant de dernier cycle (celui d’Olive, hélas) requérait un degré de connarditude pour être conservée un certain temps, les professeurs titulaires se trouvant à ce titre au sommet de la chaîne alimentaire. Le Dr. Carlsen, cela dit… était un cas exceptionnel. Du moins si les rumeurs disaient vrai.

Il était la raison pour laquelle le colocataire d’Olive, Malcolm, avait dû bazarder deux sujets de recherche et finirait sans doute par décrocher son diplôme avec un an de retard ; celui qui avait fait vomir d’anxiété Jeremy avant ses examens ; le seul responsable du fait que la moitié des étudiants du département se voyaient contraints de repousser leurs soutenances de thèse. Joe, qui faisait partie de la promo d’Olive et l’emmenait voir des films européens douteux aux sous-titres microscopiques le jeudi soir, avait travaillé comme assistant dans le labo de Carlsen, mais il avait décidé d’abandonner au bout de six mois pour « raisons personnelles ». C’était sans doute mieux comme ça, vu que la plupart des assistants de Carlsen encore en activité souffraient de tremblements permanents dans les mains et semblaient ne pas avoir fermé l’œil depuis un an.

Le Dr. Carlsen était peut-être considéré comme une rock star du monde universitaire et un prodige de la biologie, mais il était méchant et hypercritique ; et il était évident à sa façon de parler, à sa façon de se tenir, qu’il se considérait comme le seul individu capable d’exercer une activité scientifique digne de ce nom au sein du département de biologie de Stanford. Voire du monde entier, sans doute. Sa réputation de con lunatique, odieux et terrifiant n’était plus à faire.

Et Olive venait juste de l’embrasser.

Elle ne savait pas trop combien de temps avait duré le silence –

seulement que c’était lui qui l’avait brisé. Il se tenait devant Olive, ridiculement intimidant avec ses yeux sombres et ses cheveux plus sombres encore, baissant les yeux depuis un nombre incalculable de centimètres au-dessus d’1,80 mètre – il devait faire une quinzaine de centimètres de plus qu’elle. Il affichait une mine renfrognée, une expression qu’elle avait déjà vue au colloque du département, un air qui précédait généralement le fait de le voir lever la main pour signaler une erreur perçue comme fatale dans le discours de l’intervenant.

Adam Carlsen. Briseur de carrières, lui avait dit sa directrice de recherche.

C’est pas grave. Tout va bien. À merveille. Elle allait faire comme si rien ne s’était passé, hocher la tête poliment et filer en douce. Oui, excellent plan.

Vous… Vous venez de m’embrasser ?

Il semblait déconcerté, voire un peu essoufflé. Ses lèvres étaient gonflées, pulpeuses et… Bon sang. Embrasser. Impossible qu’Olive s’en tire à bon compte en niant les faits.

Cela dit, elle pouvait toujours essayer.

— Non.

Curieusement, ça eut l’air de marcher.

— Ah. Très bien. Dans ce cas…

Carlsen hocha la tête et se retourna, l’air vaguement désorienté. Il fit quelques pas dans le couloir, atteignit la fontaine à eau – probablement

l’endroit vers lequel il se dirigeait au départ.

Olive commençait à croire qu’elle était tirée d’affaire, quand il s’arrêta et se retourna, perplexe.

— Vous êtes sûre ?

Et merde.

— Je…, commença-t-elle avant d’enfouir son visage dans ses mains. Ce n’est pas ce que vous croyez.

— D’accord. Je… D’accord, répéta-t-il lentement.

Sa voix était profonde et grave, donnant l’impression qu’il allait se mettre en colère. Ou qu’il l’était déjà.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Impossible d’expliquer un truc pareil. N’importe quel être normalement constitué aurait trouvé la situation d’Olive bizarre, mais Adam Carlsen, qui considérait visiblement l’empathie comme un bug et non une caractéristique humaine, ne pourrait jamais comprendre. Elle laissa retomber ses bras et prit une profonde inspiration.

— Je… Écoutez, je ne veux pas être grossière, mais ça ne vous regarde pas.

Il la regarda fixement pendant un moment, puis hocha la tête.

— D’accord. Bien sûr.

Il devait être en train de reprendre ses esprits, car son ton était moins surpris, de nouveau normal… Sec. Laconique.

— Je vais retourner dans mon bureau et commencer à travailler sur ma plainte pour violation du Titre IX.

Olive soupira de soulagement.

— Oui. Ce serait super, vu que… Attendez. Votre quoi ?

Il pencha la tête.

— Le Titre IX est une loi fédérale qui protège des comportements sexuels inappropriés au sein des universités…

— Je sais ce qu’est le Titre IX.

— Je vois. Vous avez donc volontairement choisi de l’ignorer.

— Je… Quoi ? Non. Non, c’est faux !

Il haussa les épaules.

— Je dois faire erreur, dans ce cas. Quelqu’un d’autre a dû m’agresser.

— « Agresser »… Je ne vous ai pas « agressé ».

— Vous m’avez embrassé.

— Mais pas vraiment.

— Sans vous assurer d’abord de mon consentement.

— Je vous ai demandé si je pouvais vous embrasser !

— Et vous l’avez fait sans attendre ma réponse.

— Quoi ? Vous avez dit « oui ».

— Pardon ?

Elle fronça les sourcils.

— Je vous ai demandé si je pouvais vous embrasser, et vous avez dit

« oui ».

— Incorrect. Vous m’avez demandé si vous pouviez m’embrasser et j’ai poussé un grognement.

— Je suis quasiment sûre de vous avoir entendu dire « oui ».

Il semblait peu convaincu, et l’espace d’une minute, Olive commença à rêver de noyer quelqu’un. Le Dr. Carlsen. Elle-même. Les deux options semblaient géniales.

— Écoutez, je suis vraiment désolée. C’était une situation étrange.

Pouvons-nous juste oublier que c’est arrivé ?

Il l’étudia pendant un long moment, son visage anguleux étant à la fois sérieux et quelque chose d’autre, quelque chose qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer parce qu’elle était trop occupée à remarquer encore une fois à quel point il était grand et imposant. Massif. Olive avait toujours été menue, un peu trop longiligne, mais les filles qui mesuraient 1,72 mètre se sentaient rarement minuscules. Du moins jusqu’à ce qu’elles se retrouvent à côté d’Adam Carlsen. Elle avait remarqué qu’il était grand, bien sûr, en le voyant passer dans le département ou traverser le campus, en partageant l’ascenseur avec lui, mais ils n’avaient jamais interagi. Jamais été aussi près l’un de l’autre.

Sauf il y a une seconde, Olive. Quand tu as pratiquement fourré ta langue dans sa…

— Il y a un problème ?

Il semblait presque inquiet.

— Quoi ? Non. Non, aucun.

— Parce que, reprit-il calmement, embrasser un inconnu à minuit dans un labo pourrait indiquer le contraire.

— Aucun problème.

Carlsen hocha la tête, l’air pensif.

— Très bien. Attendez-vous à recevoir un mail dans les jours qui viennent, dans ce cas.

Il s’apprêtait à partir quand elle se retourna pour s’écrier :

— Vous ne m’avez même pas demandé mon nom !

— Je suis certain que n’importe qui pourrait le trouver, vu que vous avez dû utiliser votre badge pour entrer dans le labo après les heures d’ouverture. Passez une bonne soirée.

— Attendez !

Elle se pencha et l’arrêta en le retenant par le poignet. Il s’arrêta aussitôt, même s’il était évident qu’il aurait pu se libérer sans effort, et riva le regard sur l’endroit où ses doigts entraient en contact avec sa peau… près d’une montre qui coûtait probablement la moitié du salaire annuel d’Olive.

Voire la totalité.

Elle le relâcha aussitôt et recula d’un pas.

— Désolée, je ne voulais pas…

— Le baiser. Expliquez-vous.

Olive se mordit la lèvre. Elle s’était vraiment tiré une balle dans le pied.

Elle devait tout lui dire à présent.

— Anh Pham, commença-t-elle, balayant les environs du regard pour s’assurer qu’Anh était vraiment partie. La fille qui passait. Elle est étudiante au sein du département de biologie.

Carlsen ne donna pas le moindre signe indiquant qu’il savait qui était Anh.

— Anh a…

Olive cala une mèche de cheveux bruns derrière son oreille. C’était là que l’histoire prenait une tournure embarrassante. Compliquée, et un peu puérile.

— Je fréquentais un type du département. Jeremy Langley, il a les cheveux roux et travaille avec le Dr… Enfin bref, nous sommes sortis ensemble deux fois, ensuite je l’ai invité à la fête d’anniversaire d’Anh, ils ont bien accroché et…

Olive ferma les yeux. Ce qui était sans doute une mauvaise idée, parce qu’à présent, elle pouvait le voir imprimé sur ses paupières, comment sa meilleure amie et son rencard avaient plaisanté au bowling, comme s’ils se connaissaient depuis toujours ; leurs sujets de conversation inépuisables, leurs rires, et ensuite, à la fin de la soirée, Jeremy qui ne quittait plus Anh des yeux. Constater à qui il s’intéressait avait été douloureusement clair.

Olive fit un geste de la main et tenta de sourire.

— Pour faire court, quand Jeremy et moi avons mis un terme à notre relation, il a invité Anh à sortir. Elle a dit « non » à cause du… code entre filles et tout ça, mais je vois bien qu’il lui plaît vraiment. Elle a peur de me blesser, et peu importe le nombre de fois où je lui ai répété qu’il n’y avait pas de souci, elle refuse de me croire.

Sans compter que l’autre jour, je l’ai entendue avouer à notre ami Malcolm qu’elle trouvait Jeremy génial, mais qu’elle ne pourrait jamais me trahir en sortant avec lui, et elle semblait tellement démoralisée. Déçue et en plein désarroi, rien à voir avec la Anh intrépide et haute en couleur à laquelle je suis habituée.

— Alors j’ai menti et je lui ai raconté que je voyais déjà quelqu’un d’autre. Parce que c’est l’une de mes meilleures amies, je ne l’ai jamais vue apprécier autant un mec, je veux qu’elle ait le bonheur qu’elle mérite, je sais qu’elle en ferait autant pour moi et…

Olive s’aperçut qu’elle divaguait et que Carlsen n’en avait strictement rien à faire. Elle s’interrompit et déglutit, même si elle avait la bouche sèche.

— Ce soir. Je lui ai dit que je voyais quelqu’un ce soir.

— Ah.

Son expression était indéchiffrable.

— Mais ce n’est pas le cas. Donc j’ai décidé de venir travailler sur une expérience, mais Anh s’est pointée, elle aussi. Elle n’était pas censée être là. Mais elle l’était. Et venait dans cette direction. Et j’ai paniqué…

manifestement, ajouta Olive en se passant une main sur le visage. Je n’ai vraiment pas réfléchi.

Carlsen garda le silence, mais il était évident à son regard qu’il se disait Évidemment.

— J’avais seulement besoin qu’elle croie que j’étais en rencard.

Il hocha la tête.

— Donc vous avez embrassé le premier venu. Parfaitement logique.

Olive grimaça.

— Vu comme ça, c’était peut-être pas ma meilleure idée.

— Peut-être pas.

— Mais c’est pas ce que j’ai fait de pire non plus ! Je suis pratiquement sûre qu’Anh nous a vus. Maintenant elle pensera que j’avais rencard avec vous et avec un peu de chance, elle se sentira libre de sortir avec Jeremy et…

Elle secoua la tête.

— Écoutez. Je suis vraiment, vraiment désolée de vous avoir embrassé.

— Ah oui ?

— Je vous en prie, ne me dénoncez pas. J’ai vraiment cru vous entendre dire « oui ». Je vous promets que je ne voulais pas…

Soudain, l’énormité de ce qu’elle venait de faire la cloua sur place. Elle venait d’embrasser un type au hasard, un type qui se trouvait être l’enseignant réputé pour être le plus désagréable du département de biologie. Elle avait pris un grognement pour un consentement ; en gros, elle l’avait agressé dans un couloir, et maintenant il la regardait fixement avec ce curieux air pensif, tellement imposant, concentré, tout près d’elle, et…

Merde.

C’était peut-être l’heure tardive. Ou parce que son dernier café remontait à seize heures plus tôt. Ou parce qu’Adam Carlsen la regardait comme ça. La situation était tout d’un coup devenue intenable.

— En fait, vous avez absolument raison. Et je suis tellement désolée. Si vous vous êtes senti harcelé d’une quelconque manière, vous devriez vraiment me signaler, ce ne serait que justice. Je me suis comportée de manière épouvantable, même si je ne voulais vraiment pas… Non pas que mes intentions importent ; c’est plutôt votre perception de…

Merde, merde, merde.

— Je vais m’en aller maintenant, d’accord ? Merci, et… Je suis vraiment, vraiment désolée.

Olive tourna les talons et s’enfuit dans le couloir.

— Olive, l’entendit-elle l’appeler. Olive, attendez…

Elle ne s’arrêta pas. Elle dévala l’escalier en courant jusqu’au rez-de-chaussée, puis sortit du bâtiment et traversa les allées du campus faiblement éclairé, dépassant une fille qui promenait son chien et un groupe d’étudiants qui riaient devant la bibliothèque. Elle continua à courir jusqu’à la porte de son appartement, s’arrêtant seulement pour la déverrouiller, fonçant droit dans sa chambre dans l’espoir d’éviter son colocataire et la personne qu’il avait peut-être ramenée à la maison ce soir-là.

Ce ne fut que lorsqu’elle s’écroula sur son lit, les yeux rivés sur les étoiles phosphorescentes collées à son plafond, qu’elle s’aperçut qu’elle avait omis de contrôler l’état de santé de ses souris de laboratoire. Elle avait aussi laissé son ordinateur portable sur son plan de travail et son sweatshirt quelque part dans le labo, et elle avait complètement oublié de s’arrêter au magasin acheter le café qu’elle avait promis à Malcolm pour le lendemain matin.

Merde. Quelle journée désastreuse.

Il ne lui effleura même pas l’esprit que le Dr. Adam Carlsen – connard notoire – l’avait appelée par son nom.

CHAPITRE 2

HYPOTHÈSE : Toute rumeur concernant ma vie amoureuse se répandra à une vitesse directement proportionnelle à mon désir de garder ladite rumeur secrète.

 

Olive était une étudiante en troisième année de doctorat dans l’un des meilleurs départements de biologie du pays, qui abritait plus d’une centaine de doctorants, ce qui faisait souvent l’effet de plusieurs millions d’étudiants de deuxième cycle. Elle n’avait aucune idée du nombre exact d’enseignants, mais à en juger par les boîtes aux lettres dans la salle de photocopie, elle jugeait qu’une estimation prudente était : beaucoup trop. Aussi, elle en conclut que si elle n’avait jamais eu le malheur d’interagir avec Adam Carlsen durant les deux années précédant Le Grand Soir (cela ne faisait que quelques jours depuis l’incident du baiser, mais Olive savait déjà qu’elle ferait référence au vendredi précédent comme Le Grand Soir jusqu’à la fin de sa vie), il était tout à fait possible qu’elle puisse terminer son doctorat sans jamais plus croiser son chemin. En fait, elle était à peu près sûre qu’Adam Carlsen n’avait non seulement aucune idée de qui elle était, mais qu’il n’avait aucun désir de l’apprendre – et avait probablement déjà oublié tout ce qui s’était passé.

À moins, bien sûr, qu’elle soit catastrophiquement dans l’erreur et qu’il ait engagé des poursuites pour harcèlement. Auquel cas, elle supposait qu’elle allait le revoir, le jour où elle plaiderait coupable devant une cour fédérale.

Olive se dit qu’elle pouvait soit perdre son temps à s’inquiéter des frais de justice, soit se concentrer sur des affaires plus pressantes. Comme les cinq cents diapos qu’elle devait préparer pour le cours de neurobiologie dont on lui donnait la charge au semestre prochain et qui commençait dans moins de deux semaines. Ou le mot que lui avait laissé Malcolm ce matin-là, lui disant qu’il avait vu un cafard se précipiter sous la crédence, même si leur appartement était déjà jonché de pièges. Ou le plus crucial : le fait que son projet de recherche avait atteint un point critique et qu’elle avait désespérément besoin de trouver un labo plus grand avec nettement plus de moyens pour mener son expérience. Sinon, sa potentielle étude révolutionnaire et pertinente d’un point de vue clinique pourrait bien finir par se résumer à une poignée de boîtes de Petri empilées dans son freezer.

Olive ouvrit son ordinateur portable avec l’intention de chercher sur Google « organes non vitaux » et « prix », mais fut distraite par les vingt nouveaux mails qu’elle avait reçus pendant qu’elle s’occupait de ses animaux de laboratoire. Ils venaient pratiquement tous de revues douteuses, de soi-disant princes nigériens, et d’une entreprise de cosmétiques dont elle avait souscrit à la newsletter six ans auparavant pour un tube de rouge à lèvres gratuit. Olive les marqua rapidement comme lus, impatiente de retourner à ses expériences, puis remarqua qu’un des messages était en fait une réponse à quelque chose qu’elle avait envoyé. Une réponse de… Bordel de merde. Bordel de merde.

Elle cliqua dessus si fort qu’elle faillit se faire une entorse à l’index.

 

Aujourd’hui, 15:15

De : tom-benton@harvard.edu

À : olive-smith@stanford.edu

Objet : Re : Projet de recherche sur le cancer du pancréas Olive,

Vous semblez avoir un bon projet. Je me rendrai à Stanford dans environ deux semaines. Pourquoi ne pas en discuter le moment venu ?

 

Merci,