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Le cœur d’Olive battait la chamade… à l’idée d’aller chez Adam ou de recevoir une réponse de Tom, elle ne savait pas trop. Elle envoya aussitôt un message à Adam.

 

Olive : Tom vient de m’inviter chez vous pour parler du compte rendu que je lui ai envoyé. Vous seriez d’accord si je passais ?

Adam : Bien sûr. Quand ?

Olive : Demain à 9 heures. Vous serez chez vous ?

Adam : Probablement. Il n’y a pas de pistes cyclables près de chez moi. Vous avez besoin qu’on vous passe vous chercher ? Je peux venir.

 

Elle y réfléchit quelques instants et décréta que cette idée lui plaisait un peu trop.

 

Olive : Mon colocataire peut me déposer. Mais merci de vous être proposé.

 

Malcolm la déposa devant une belle maison coloniale espagnole avec des murs en stuc et des fenêtres cintrées, et il refusa de partir jusqu’à ce qu’Olive accepte de glisser une bombe lacrymo dans son sac à dos. Elle remonta l’allée en briques jusqu’à l’entrée, s’émerveillant devant la végétation du jardin et l’atmosphère apaisante de la véranda. Elle s’apprêtait à sonner quand elle entendit son nom.

Adam se trouvait derrière elle, en nage, revenant visiblement de son footing matinal. Il portait des lunettes de soleil, un short et un tee-shirt du club de maths de l’université de Princeton. Dans l’ensemble, les seuls objets qui n’étaient pas noirs étaient les AirPods dans ses oreilles, dépassant entre des mèches de cheveux humides. Elle sourit en essayant d’imaginer ce qu’il écoutait. Probablement Coil ou Kraftwerk. Le Velvet Underground. Une conférence sur les aménagements paysagers économes en eau. Des chants de baleines.

Elle aurait payé cher pour avoir accès à son téléphone pendant cinq minutes, juste le temps de pourrir ses playlists. Y ajouter Taylor Swift, Beyoncé, voire Ariana. Élargir son horizon. Elle n’arrivait pas à voir ses yeux derrière les verres de ses lunettes, mais elle n’en avait pas besoin. Ses lèvres s’étaient retroussées dès qu’il l’avait remarquée, formant un sourire discret mais définitivement là.

— Ça va ? s’enquit-il.

Olive s’aperçut qu’elle le regardait fixement.

— Euh, oui. Désolée. Et vous ?

Il hocha la tête.

— Vous n’avez pas eu de mal à trouver ?

— Non. J’allais justement sonner.

— Inutile.

Il passa devant elle et lui ouvrit la porte, attendant qu’elle entre pour la refermer derrière eux. Elle perçut une bouffée de son odeur – de la sueur, du savon et quelque chose de sombre et d’agréable – et se demanda de nouveau à quel point elle lui était devenue familière.

— Tom est probablement par là.

L’intérieur d’Adam était lumineux, spacieux et sobrement meublé.

— Pas d’animaux empaillés ? demanda-t-elle à voix basse.

Il s’apprêtait clairement à lui faire un doigt d’honneur quand ils tombèrent sur Tom dans la cuisine, devant son ordinateur. Il leva les yeux et afficha un grand sourire en la voyant… Ce qui, elle l’espérait, était bon signe.

— Merci d’être venue, Olive. Je n’étais pas sûr d’avoir le temps d’aller sur le campus avant de partir. Asseyez-vous, s’il vous plaît.

Adam s’éclipsa, sans doute pour prendre une douche, et Olive sentit son cœur s’emballer. Tom avait pris sa décision. Les quelques minutes à venir allaient sceller son destin.

— Pourriez-vous clarifier quelques points ? demanda-t-il, tournant l’écran vers elle pour montrer un des schémas qu’elle lui avait envoyés.

Afin de m’assurer que je comprends bien vos protocoles.

Quand Adam réapparut vingt minutes plus tard, les cheveux humides et vêtu de l’une de ses nombreuses chemises noires, toutes légèrement différentes mais qui concourraient toutes à le mettre en valeur avec une perfection agaçante, elle concluait à peine une explication de ses analyses ARN. Tom prenait des notes sur son portable.

— Quand vous aurez terminé, je pourrai te ramener sur le campus, Olive, proposa Adam. Je dois m’y rendre, de toute façon.

— Nous avons fini, annonça Tom. Elle est tout à toi.

Oh. Olive hocha la tête et se leva avec précaution. Tom ne lui avait pas encore donné de réponse. Il avait posé plein de questions intéressantes et pertinentes sur son projet, mais il ne lui avait pas dit s’il avait l’intention de travailler avec elle l’année suivante. Cela signifiait-il que la réponse était négative, mais qu’il préférait ne pas le dire à Olive dans la maison de son

« petit ami » ? Et s’il n’avait jamais vraiment pensé que son travail méritait d’être financé ? Et s’il avait seulement fait semblant parce qu’Adam était son pote ? Ce dernier avait assuré que Tom n’était pas comme ça, mais s’il avait eu tort et que maintenant…

— Tu es prête à décoller ? demanda Adam.

Elle attrapa son sac à dos, tout en essayant de se ressaisir. Elle allait bien. Tout allait bien. Elle pourrait fondre en larmes plus tard.

— Bien sûr.

Elle s’attarda un instant, jetant un dernier regard à Tom. Hélas, il semblait absorbé par son travail.

— Au revoir, Tom. Ce fut un plaisir de vous rencontrer. Bon retour chez vous.

— De même, dit-il, sans même lui jeter un coup d’œil. J’ai eu beaucoup de conversations intéressantes.

— Oui.

C’était forcément à cause des pronostics basés sur le génome, se dit-elle tout en suivant Adam hors de la pièce. Elle s’était doutée que ça ne ferait pas le poids, mais elle avait été stupide et avait quand même envoyé le rapport. Stupide, stupide, stupide. Elle aurait dû le retravailler. Le plus important à présent était de retenir ses larmes jusqu’à ce qu’elle soit…

— Et, Olive, ajouta Tom.

Elle s’arrêta sur le seuil et se retourna.

— Oui ?

— Je vous verrai à Harvard l’an prochain, n’est-ce pas ? lança-t-il en levant enfin les yeux pour croiser son regard. Je vous ai déjà réservé la paillasse idéale.

Son cœur explosa de joie, et Olive sentit une violente vague de bonheur, de fierté et de soulagement la submerger. Elle aurait facilement pu la clouer au sol, mais par un miracle quelconque de la nature, elle parvint à rester debout et à sourire à Tom.

— J’ai hâte, dit-elle, la voix chargée de larmes. Merci infiniment.

Il lui fit un clin d’œil et lui adressa un dernier sourire, à la fois gentil et encourageant. Olive attendit à peine d’être sortie pour lever le poing, sauter partout à plusieurs reprises, brandir de nouveau le poing.

— C’est bon, vous avez fini ? demanda Adam.

Elle se retourna, se souvenant qu’elle n’était pas seule. Il avait les bras croisés et tapotait sur ses biceps. Il l’observait avec indulgence et… elle aurait dû se sentir embarrassée, mais elle ne pouvait tout simplement pas s’en empêcher. Olive se jeta sur lui et le serra dans ses bras de toutes ses forces. Elle fermait les yeux quand, au bout de quelques secondes d’hésitation, il l’étreignit en retour.

— Félicitations, murmura-t-il dans ses cheveux.

En un éclair, Olive se retrouva de nouveau au bord des larmes.

Dans la voiture d’Adam – une Prius, sans surprise – et en route vers le campus, elle se sentait tellement heureuse qu’elle ne parvenait pas à tenir en place.

— Il va m’embaucher. Il a dit qu’il allait m’embaucher.

— Il serait idiot de ne pas le faire, rétorqua Adam en souriant. Je savais qu’il le ferait.

— Il vous l’avait dit ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés. Vous saviez, et vous ne m’avez même pas prévenue…

— Non. Nous n’avons pas parlé de vous.

— Ah bon ?

Elle pencha la tête, se tournant pour mieux le regarder.

— Pourquoi ?

— Accord tacite. Il pourrait y avoir conflit d’intérêts.

— Exact.

Bien sûr. C’était logique. Ami proche et petite amie. Fausse petite amie, en réalité.

— Je peux vous demander quelque chose ?

Elle acquiesça.

— Beaucoup de labos qui travaillent sur le cancer aux États-Unis.

Pourquoi avez-vous choisi celui de Tom ?

— Eh bien, je n’ai pas vraiment choisi. J’ai envoyé des mails à plusieurs personnes… Deux d’entre elles sont à l’UCSF, qui est beaucoup plus proche que Boston. Mais Tom est le seul à avoir répondu.

Elle appuya la tête contre le siège. Pour la première fois, il lui vint à l’esprit qu’elle allait devoir quitter sa vie pendant une année entière. Son appartement avec Malcolm, ses soirées avec Anh. Adam, même. Elle chassa aussitôt cette idée, n’étant pas prête à l’envisager.

— Pourquoi les professeurs ne répondent-ils jamais aux mails des étudiants, d’ailleurs ?

— Parce que nous en recevons environ deux cents par jour, et que la plupart sont des reformulations de « Pourquoi j’ai un eu un C- ? ».

Il resta silencieux un moment.

— Mon conseil pour l’avenir est de faire intervenir votre directeur de recherche, au lieu d’agir toute seule.

Elle acquiesça et rangea cette information dans un coin de sa tête.

— Je suis contente que ça ait fonctionné avec Harvard, cela dit. Ça va être génial. Tom est tellement un grand ponte, et la quantité de travail que je peux abattre dans son labo est sans limite. Je serai sur le pont 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et si les résultats sont bien ceux que j’attends, je serai en mesure de publier dans des revues prestigieuses, voire de commencer un essai clinique d’ici quelques années.

Elle se sentait euphorique à cette idée.

— Eh, vous et moi avons un collaborateur en commun, en plus d’être d’excellents partenaires en faux couple !

Une pensée lui vint alors à l’esprit.

— Au fait, c’est sur quel sujet votre super bourse ?

— Des modélisations cellulaires.

— Hors réseau ?

Il hocha la tête.

— Waouh. C’est cool.

— C’est le projet le plus intéressant sur lequel je travaille, et de loin.

J’ai obtenu le financement au bon moment, aussi.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Il garda un moment le silence le temps de changer de voie.

— C’est différent de mes autres projets… principalement des trucs génétiques. Ce qui est intéressant, entendons-nous bien, mais au bout de dix ans consacrés à chercher toujours la même chose, je m’étais encroûté.

— Vous voulez dire… lassé ?

— À en mourir d’ennui. J’ai même envisagé brièvement de rentrer dans l’industrie.

Olive était bouche bée. Passer de l’université à l’industrie était considéré comme la trahison ultime.

— Ne vous en faites pas, reprit Adam en souriant. Tom m’a sauvé la mise. Quand je lui ai dit que je n’aimais plus la recherche, nous avons réfléchi à de nouvelles pistes, trouvé quelque chose qui nous enthousiasmait tous les deux, et rédigé la proposition.

Olive éprouva soudain un élan de gratitude envers Tom. Non seulement il allait voler à son secours, mais il était la raison pour laquelle Adam était toujours dans les parages. La raison pour laquelle elle avait eu l’occasion de le connaître.

— Ça doit être super d’être de nouveau passionné par votre travail.

— Ça l’est. Le monde universitaire vous prend beaucoup et vous donne très peu. C’est difficile de s’accrocher sans bonne raison.

Elle hocha la tête d’un air absent, se disant que ces paroles lui semblaient familières. Pas seulement le contenu, mais la formulation aussi.

Pas surprenant, cela dit : c’était exactement ce que lui avait dit le Mec des toilettes tant d’années auparavant. « Le monde universitaire, c’est beaucoup de pognon pour des clopinettes. L’important, c’est que votre raison d’en faire partie soit suffisamment bonne. »

Soudain, elle eut un déclic.

La voix profonde. Les cheveux bruns ébouriffés. La façon nette et précise de parler. Se pourrait-il que le Mec des toilettes et Adam soient…

Non. Impossible. Le mec en question était étudiant… Cela dit, l’avait-il dit explicitement ? Non. Non, il avait dit « Ce sont les toilettes de mon labo » et qu’il était là depuis six ans, mais il n’avait pas répondu quand elle lui avait demandé sa date de soutenance, et…

Impossible. Improbable. Inconcevable.

Comme tout le reste au sujet d’Adam et Olive.

Oh bon sang. Et s’ils s’étaient vraiment rencontrés des années auparavant ? Il ne s’en souvenait probablement pas, de toute manière.

Certainement pas. Olive n’était personne à l’époque. Elle n’était toujours personne, d’ailleurs. Elle envisagea de lui poser la question, mais à quoi bon ? Il n’avait pas idée qu’une conversation de cinq minutes avec lui avait représenté exactement le coup de pouce dont Olive avait besoin. Qu’elle pensait à lui depuis des années.

Olive se souvenait des dernières paroles qu’elle lui avait adressées –

« Peut-être que je vous verrai l’an prochain » et oh, si seulement elle avait su. Elle sentit quelque chose de chaud et doux enfler dans la partie

tendre d’elle-même, celle qu’elle protégeait avec le plus grand soin. Elle regarda Adam, et la sensation se fit plus forte, plus intense, plus chaude.

Vous, se dit-elle. Vous. Vous êtes juste le plus…

Le pire…

Le meilleur…

Olive éclata de rire et secoua la tête.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il, visiblement perplexe.

— Rien, répondit-elle avec un sourire radieux. Rien du tout. Eh, vous savez quoi ? On devrait aller prendre un café. Pour fêter ça.

— Fêter quoi ?

— Tout ! Votre bourse. Mon année à Harvard. À quel point ce faux couple fonctionne bien.

C’était sans doute injuste de sa part de le lui demander, vu qu’ils n’étaient pas censés avoir leur faux rencard avant le lendemain. Mais le rendez-vous précédent avait à peine duré quelques minutes, et depuis vendredi soir, Olive avait dû s’arracher le téléphone des mains une trentaine de fois pour éviter de lui écrire des choses dont il n’avait absolument rien à faire. Il n’avait pas besoin de savoir qu’il avait raison et que le problème avec son western blot venait bien de l’anticorps. Il ne lui aurait jamais répondu si, le samedi matin à 10 heures, quand elle mourait d’envie de savoir s’il était dans son bureau, elle lui avait envoyé « Salut, vous faites quoi de beau ? » , message qu’elle avait écrit et effacé deux fois. Et elle était ravie d’avoir fini par renoncer à lui transférer cet article du magazine The Onion sur les trucs et astuces pour se protéger du soleil.

C’était sans doute injuste de sa part de le lui demander, et pourtant cette journée était un jour mémorable, et elle avait envie de célébrer. Avec lui.

Il se mordit l’intérieur de la joue, l’air pensif.

— S’agirait-il d’un café ou d’un thé à la camomille ?

— Ça dépend. Vous comptez passer vos nerfs sur moi ?

— Je le ferai si vous commandez ce truc à la citrouille.

Elle leva les yeux au ciel.

— Vous n’avez aucun goût.

Son téléphone bipa.

— Oh, on devrait aussi passer au Gripaction. Avant le café.

Une ligne verticale se forma entre ses sourcils.

— J’ai peur de vous demander de quoi il s’agit.

Le Gripaction, répéta Olive sans plus de succès. La campagne de vaccination contre la grippe pour les enseignants, le personnel et les étudiants. Entièrement prise en charge.

Adam fit la moue.

— On appelle ça le « Gripaction » ?

— Oui, comme l’émission. Le Sidaction ?

Adam n’était clairement pas coutumier du fait.

— Vous ne recevez pas les mails de l’université pour ce genre de trucs ?

Il y en a eu au moins cinq.

— J’ai un excellent filtre anti-spams.

Olive fronça les sourcils.

— Est-ce qu’il bloque aussi les mails de Stanford ? Parce qu’il ne devrait pas. Il pourrait finir par filtrer des messages importants de l’administration, des étudiants et…

Adam haussa un sourcil.

— Oh. D’accord.

Ne ris pas. Ne ris pas. Il n’a pas besoin de savoir à quel point il te fait rire.

Enfin bref, on devrait faire ce vaccin contre la grippe.

— Ça ira pour moi.

— Vous êtes déjà vacciné ?

— Non.

— Je suis quasiment sûre que c’est obligatoire pour tout le monde.

Le mouvement d’épaules d’Adam traduisit clairement le fait qu’en réalité, il n’était pas tout le monde.

Je ne tombe jamais malade.

— J’en doute.

— Vous ne devriez pas.

— Eh, la grippe, c’est plus grave que vous le croyez.

— C’est pas si méchant.

— Ça l’est, surtout pour les gens comme vous.

— Les gens comme moi ?

— Vous savez… les gens d’un certain âge.

Il affichait un sourire en coin et tourna pour entrer dans le parking.

— Petite maligne.

— Arrêtez un peu.

Elle se pencha et enfonça son index dans son biceps. Ils s’étaient déjà tellement touchés. En public, seuls, ou un mélange des deux. Ça ne faisait pas bizarre. C’était agréable et naturel, comme quand Olive était avec Anh ou Malcolm.

— Allons-y ensemble.

Il ne changea pas d’avis, tout en se garant sur une place qui aurait exigé qu’Olive manœuvre pendant deux heures.

— Je n’ai pas le temps.

— Vous venez d’accepter de prendre un café. Vous devez bien avoir du temps.

Il finit de se garer en moins d’une minute et pressa ses lèvres l’une contre l’autre. Sans lui répondre.

— Pourquoi vous refusez ? insista-t-elle en le regardant avec méfiance.

Seriez-vous du genre antivax ?

Oh, si un regard pouvait tuer.

— D’accord, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils. Alors pourquoi ?

— Ça n’en vaut pas la peine.

Était-il en train de s’agiter nerveusement ? Et de se mordre l’intérieur de la lèvre ?

— Ça prend littéralement dix minutes, plaida-t-elle, en tirant sur la manche de sa chemise. Vous arrivez, ils scannent votre badge. Ils vous font une injection.

Elle sentit ses muscles se crisper sous ses doigts lorsqu’elle prononça le dernier mot.

— Fastoche, et le mieux dans tout ça, c’est que vous n’attrapez pas la grippe pendant une année entière. Totalement… Oh.

Olive se couvrit la bouche d’une main.

— Quoi ?

— Oh mon Dieu.

— Quoi ?

— Vous avez… Oh, Adam.

— Quoi ?

— Vous avez peur des aiguilles ?

Il se figea net. Complètement immobile. Il ne respirait même plus.

— Je n’ai pas peur des aiguilles.

— Ce n’est rien, dit-elle sur un ton aussi rassurant que possible.

— Je sais, vu que je n’ai pas…

— C’est un endroit sûr pour vous et votre peur des aiguilles.

— Il n’y a pas de peur des…

— Je comprends, les aiguilles font peur.

— Ce n’est pas…

— Vous avez le droit d’avoir peur.

— Je n’ai pas peur, assura-t-il avec un peu trop d’insistance, avant de détourner le regard, se raclant la gorge tout en se massant la nuque.

Olive, les lèvres pincées, refit une tentative :

— Eh bien, moi j’en avais peur.

Il la regarda avec curiosité, donc elle continua.

— Quand j’étais enfant. Ma…

Elle dut s’éclaircir la voix.

— Ma mère devait me tenir chaque fois que j’avais besoin d’une piqûre, sinon je me mettais à gesticuler. Et elle devait me soudoyer avec de la glace, mais le problème, c’était que je la voulais immédiatement après mon injection, expliqua-t-elle en riant. Elle achetait donc une glace avant le rendez-vous chez le médecin, et le temps que je sois prête à la manger, elle était toute fondue dans son sac à main et…

Et merde. Voilà qu’elle recommençait à pleurnicher. Devant Adam, encore.

— Elle avait l’air adorable, dit Adam.

— Elle l’était.

— Et une bonne fois pour toutes, je n’ai pas peur des aiguilles, insista-t-il sur un ton devenu chaleureux. Elles sont seulement… dégoûtantes.

Elle renifla et leva les yeux. La tentation de lui faire un câlin était presque irrésistible. Mais elle l’avait déjà fait ce jour-là, elle se contenta donc de lui tapoter le bras.

— Aww.

Il lui jeta un regard noir.

— Ne faites pas ooh avec moi.

Adorable. Il était adorable.

— Non, vraiment, elles sont dégueu. Ces trucs vous piquent, et ensuite vous saignez. La sensation que ça fait… beurk.

Elle sortit de la voiture et attendit qu’il fasse de même. Lorsqu’il la rejoignit, elle afficha un sourire rassurant.

— Je comprends.

— Ah oui ?

Il ne semblait pas convaincu.

— Oui. Elles sont atroces.

Il était toujours un peu méfiant.

— Elles le sont.

— Et effrayantes.

Elle passa le bras dans le creux de son coude et se mit à le traîner vers la tente du Gripaction.

— Cela dit, il faut que vous surmontiez cette peur. Pour la science. Je vous emmène vous faire faire vacciner contre la grippe.

— Je…

— C’est pas négociable. Je vous tiendrai la main tout du long.

— Je n’ai pas besoin que vous me teniez la main. Vu que je n’y vais pas.

Sauf qu’il y allait quand même. Il aurait pu planter fermement ses pieds dans le sol et se serait alors changé en objet immuable ; Olive n’aurait eu aucun moyen de le traîner où que ce soit. Et pourtant.

Elle laissa sa main glisser jusqu’à son poignet et leva les yeux vers lui.

— Oh que si.

— S’il vous plaît, tenta-t-il avec une mine chagrinée. Ne me forcez pas.

Il était tellement adorable.

— C’est pour votre bien. Et pour le bien des personnes âgées qui pourraient vous approcher. Encore plus âgées que vous, je veux dire.

Il soupira, l’air abattu.

— Olive.

— Allez. Peut-être que nous aurons de la chance et que le directeur du département nous verra. Et je vous offrirai une glace après.

— C’est moi qui paierai pour cette glace ?

Il paraissait résigné à présent.

— Possible. En fait, oubliez ça, vous n’aimez probablement pas la glace de toute manière, vu que vous n’appréciez rien de ce qui est bon dans la vie.

(Elle continuait à marcher, en se mordant la lèvre.) Peut-être que la cafétéria propose du brocoli cru ?

— Je ne mérite pas cet outrage verbal en plus d’un vaccin contre la grippe.

Elle afficha un sourire triomphant.

— Vous êtes un battant. Même si la grande méchante aiguille va vous avoir.

— Et vous, vous faites la maligne.

Et pourtant, il ne résista pas lorsqu’elle continua de le traîner derrière elle.

Il était 10 heures, un matin en ce début septembre ; le soleil déjà trop brillant et trop chaud traversait le chemisier en coton d’Olive, et les feuilles de liquidambar d’un vert toujours profond ne montraient pas le moindre signe avant-coureur de l’automne. C’était différent des années précédentes, cet été qui ne semblait pas vouloir prendre fin, qui s’étirait dans toute sa splendeur au-delà du début du semestre. Soit les étudiants s’étaient assoupis pendant leurs cours du matin, soit ils étaient encore au lit, parce que pour une fois, l’atmosphère chaotique et stressante qui caractérisait toujours le campus de Stanford manquait à l’appel. Et Olive… Olive avait un labo pour l’année suivante. Tout ce pour quoi elle avait travaillé depuis ses quinze ans allait enfin se concrétiser.

La vie ne pouvait pas être plus belle.

Elle sourit, humant le parfum des parterres fleuris et fredonnant une chanson dans sa barbe, tandis qu’Adam marchait tranquillement près d’elle.

Alors qu’ils traversaient la cour intérieure, les doigts d’Olive glissèrent de son poignet et se refermèrent autour de sa main.

CHAPITRE 10

HYPOTHÈSE : Si je tombe amoureuse, les choses vont immanquablement mal finir.

 

La souris K.O. était suspendue à un câble depuis un temps théoriquement impossible, vu à quel point elle avait été génétiquement modifiée. Olive fronça les sourcils. Il lui manquait une part cruciale d’ADN. Toutes les protéines avaient été supprimées. Il était impossible qu’elle puisse tenir aussi longtemps. C’était tout l’intérêt de faire taire ses stupides gènes…

Son téléphone s’éclaira, et elle jeta un coup d’œil à l’écran. Elle était en mesure de lire le nom de l’expéditeur (Adam) mais pas le contenu du message. Il était 8 h 42 un mercredi matin, et la perspective qu’il puisse annuler leur faux rencard l’inquiéta tout de suite. Vu qu’il avait laissé Olive lui choisir une glace la veille après le Gripaction (qu’elle avait possiblement fini par manger elle-même), il se disait sans doute qu’ils n’avaient pas besoin de se voir ce jour-là. Peut-être qu’elle n’aurait pas dû le forcer à s’asseoir avec elle sur un banc pour discuter des marathons qu’ils avaient courus, et elle s’était sans doute montrée agaçante quand elle lui avait volé son téléphone, y avait téléchargé son application de running préférée, puis s’était ajoutée en amie dessus. Il avait eu l’air de s’amuser, mais avait-ce été réellement le cas ?

Olive jeta un coup d’œil à ses mains gantées, puis à sa souris, qui s’accrochait toujours au câble.

— Meuf, lâche l’affaire.

Elle s’accroupit devant la cage. La souris se débattait, sa queue faisant des moulinets.

— Tu es censée être nulle à ça. Et je suis censée rédiger une thèse décrivant à quel point tu es nulle. Ensuite, tu as droit à un morceau de fromage, et moi à un vrai boulot qui paie un vrai salaire et à la joie de dire : « Je ne suis pas ce genre de docteur » quand quelqu’un fait une crise cardiaque sur mon vol.

La souris poussa un petit cri et lâcha le câble, atterrissant sur le sol de la cage avec un bruit sourd.

— Ça fera l’affaire.

Elle se débarrassa aussitôt de ses gants et déverrouilla son téléphone.

 

Adam : J’ai mal au bras.

 

Au départ, elle crut qu’il lui expliquait la raison pour laquelle ils ne pourraient pas se retrouver. Puis elle se souvint d’avoir eu le bras endolori au réveil, elle aussi.

 

Olive : À cause du vaccin contre la grippe ?

Adam : C’est vraiment douloureux.

 

Elle gloussa. Elle avait sincèrement cru que ce n’était pas son genre, mais voilà qu’elle plaquait sa main contre sa bouche et… oui, elle gloussait comme une dinde au milieu de son labo. Sa souris la dévisageait, ses petits yeux rouges traduisant un mélange de désapprobation et de surprise. Olive se tourna aussitôt pour se concentrer sur son téléphone.

 

Olive : Oh, Adam, je suis tellement désolée.

Olive : Est-ce que je devrais passer vous faire un bisou pour que ça aille mieux ?

Adam : Vous n’avez jamais dit que ça ferait si mal.

Olive : Comme quelqu’un me l’a dit un jour, c’est pas mon job de vous aider à gérer vos émotions.

 

Adam répondit par une seule émoticône (une main jaune au majeur dressé), et Olive sentit ses joues tirer tant elle souriait. Elle s’apprêtait à répondre avec une émoticône bisou quand une voix l’interrompit.

— Écœurant.

Elle leva les yeux de son téléphone. Anh se tenait à l’entrée du labo, lui tirant la langue.

— Salut. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je viens emprunter des gants. Et assister à une scène écœurante.

Olive fronça les sourcils.

— Pourquoi ?

— On n’en a plus en taille S.

Anh entra en levant les yeux au ciel.

— Franchement, ils n’en achètent jamais assez parce que je suis la seule femme du labo, mais ce n’est pas comme si je ne consommais pas les gants aussi vite que…

— Non, pourquoi tu es écœurée ?

Anh fit une moue boudeuse et sortit deux gants violets de la réserve.

— Parce que je constate à quel point tu es amoureuse de Carlsen. C’est bon si je prends plusieurs paires ?

— Qu’est-ce que tu…

Olive clignait des yeux, incrédule, toujours agrippée à son téléphone.

Anh était-elle devenue dingue ?

— Je ne suis pas amoureuse de lui.

— Ouais, bien sûr.

Anh finit de remplir ses poches de gants et leva la tête, remarquant enfin l’expression bouleversée d’Olive. Elle écarquilla les yeux.

— Eh, je plaisantais ! Tu n’es pas écœurante. J’ai probablement la même tronche quand j’écris à Jeremy. Et en fait, c’est très mignon, à quel point tu en pinces pour lui…

— Mais je n’en pince pas pour lui, protesta Olive qui commençait à paniquer. Je ne… C’est juste que…

Anh serra les lèvres, comme si elle réprimait un sourire.

— D’accord. Si tu le dis.

— Non, sérieusement. Nous sommes seulement…

— Meuf, tout va bien, reprit Anh sur un ton rassurant et un peu ému.

C’est juste que tu es tellement géniale. Et spéciale. Et franchement, ma personne préférée au monde. Mais parfois, ça m’inquiète que personne en dehors de Malcolm et moi n’ait jamais l’occasion de se rendre compte d’à quel point tu es incroyable. Enfin, jusqu’à maintenant. Maintenant, je ne suis plus inquiète, parce que je vous ai vus ensemble, Adam et toi, au pique-nique. Et sur le parking. Et… toutes les autres fois, en réalité. Vous êtes tous les deux fous amoureux, et aux anges. C’est trop mignon ! En dehors du premier soir, ajouta-t-elle, l’air pensive. Je maintiens que ça, c’était plutôt bizarre.

Olive se raidit.

— Anh, ce n’est pas ce que tu crois. Nous nous fréquentons… c’est tout. Occasionnellement. Nous traînons ensemble. Nous apprenons à nous connaître. Nous ne sommes pas…

— Ouais, bien sûr. Si tu le dis, rétorqua Anh en haussant les épaules, ne croyant visiblement pas un traître mot de ce qu’Olive racontait. Allez, il faut que je retourne à ma culture bactérienne. Je passerai t’embêter pendant ma pause, d’accord ?

Olive acquiesça lentement, observant son amie qui se dirigeait vers la porte. Son cœur manqua un battement lorsqu’Anh s’arrêta net et se retourna, l’air soudain sérieux.

— Oli. Je veux juste que tu saches que… j’avais très peur que tu souffres du fait que je sorte avec Jeremy. Mais plus maintenant. Parce que je sais de quoi tu as vraiment l’air quand tu… Enfin, poursuivit-elle en affichant un sourire penaud. Je ne le dirai pas, si tu ne veux pas que je le fasse.

Elle sortit avec un petit salut, et Olive resta figée, les yeux rivés sur la porte longtemps après le départ d’Anh. Puis elle baissa les yeux, s’écroula sur le tabouret derrière elle, et une unique pensée lui vint : Merde.

 

Ce n’était pas la fin du monde. Ce genre de choses arrivaient. Ça arrivait aux meilleurs d’avoir le béguin – Anh avait parlé d’amour, oh bon sang, elle avait parlé d’ amour – pour la personne qu’elle faisait semblant de fréquenter. Ça ne voulait rien dire.

Sauf que : Putain. Putain, putain, putain.

Olive verrouilla la porte de son bureau derrière elle et s’effondra sur une chaise, espérant que cette journée ne serait pas la seule du semestre où ses collègues décideraient de se montrer avant 10 heures.

Tout était sa faute. La faute de ses choix stupides. Elle avait su, elle avait su, qu’elle commençait à trouver Adam attirant. Elle l’avait su presque dès le départ, et ensuite, elle s’était mise à discuter avec lui, elle avait appris à le connaître alors que cela n’avait jamais fait partie du plan initial, et…

De quel droit était-il si différent de ce à quoi elle s’était attendue. De quel droit il lui donnait envie de le voir plus souvent. Qu’il aille se faire

foutre. C’était là, sous ses yeux depuis quelques jours déjà, et elle n’avait rien remarqué. Parce qu’elle était stupide !

Elle se leva d’un bond et sortit son téléphone de sa poche, affichant le numéro de Malcolm.

 

Olive : Il faut qu’on se voie.

 

Vive Malcolm, parce qu’il lui fallut moins de cinq secondes pour répondre.

 

Malcolm : Au déjeuner ? Je m’apprête à plonger dans la jonction neuromusculaire d’un jeune rat.

Olive : J’ai besoin de te parler TOUT DE SUITE.

Olive : S’il te plaît.

Malcolm : Starbucks. Dans dix minutes.

 

— Je t’avais prévenu.

Olive ne prit pas la peine de décoller son front de la table.

— C’est faux.

— Eh bien, je n’ai peut-être pas dit : « Eh, ne te lance pas dans cette connerie de fausse relation parce que tu vas craquer pour Carlsen », mais j’ai bien spécifié que cette idée était débile et que tu courais à la catastrophe… Ce qui, selon moi, décrit tout à fait la situation actuelle.

Malcolm était assis en face d’elle, près de la fenêtre du café bondé.

Autour d’eux, des étudiants discutaient, riaient, commandaient des boissons… cruellement inconscients du chaos qu’était devenue la vie d’Olive. Elle leva enfin la tête et se frotta les yeux, pas encore tout à fait prête à les ouvrir. Il se pourrait qu’elle ne soit plus jamais prête.

— Comment ça a pu arriver ? C’est vraiment pas mon genre. C’est pas moi. Comment j’ai pu… et Adam Carlsen, en plus ! Qui peut bien craquer pour Adam Carlsen ?

Malcolm poussa un grognement.

— Tout le monde, Oli. Il est beau gosse, grand, taciturne, bourru et il a un QI de génie. Tout le monde aime les beaux gosses, grands, taciturnes, bourrus avec un QI de génie.

— Pas moi !

— Manifestement, si.

Elle ferma les yeux et poussa un gémissement.

— Il n’est pas si bourru que ça.

— Oh si, il l’est. Seulement, tu ne le remarques pas, parce que tu es raide dingue de lui.

— Je ne suis pas…

Elle se frappa le front. Plusieurs fois.

— Et merde.

Il se pencha et lui prit la main, sa peau sombre réchauffant la sienne.

— Eh, lui dit-il, d’une voix qui se voulait réconfortante. Calme-toi.

Nous allons trouver une solution.

Il ajouta même un sourire. Olive l’aimait tellement en cet instant, en dépit de tous ses « Je te l’avais bien dit ».

— Déjà, c’est grave à quel point ?

— Je ne sais pas. Il y a une échelle ?

— Eh bien, il y a « bien aimer quelqu’un », et il y a « bien aimer quelqu’un ».

Elle secoua la tête, complètement perdue.

— Je l’aime bien, c’est tout. J’ai envie de passer du temps avec lui.

— Bon, ça, ça ne veut rien dire. Tu as aussi envie de passer du temps avec moi.

Elle grimaça et se sentit rougir.

— C’est pas tout à fait pareil.

Malcolm garda un moment le silence.

— Je vois.

Il savait à quel point il s’agissait d’une affaire d’État pour Olive. Ils en avaient souvent parlé… à quel point c’était rare qu’elle ressente de l’attirance, en particulier de l’attirance sexuelle. Si quelque chose ne tournait pas rond chez elle. Si son passé l’avait toujours freinée, d’une certaine façon.

— Nom de Dieu.

Elle avait juste envie de rentrer la tête dans son sweat comme une tortue et de tout oublier. D’aller courir. De commencer à rédiger sa thèse. De n’importe quoi, sauf de gérer cette situation.

— C’était sous mes yeux, et je n’ai pas compris. Je me suis seulement dit qu’il était intelligent et séduisant, qu’il avait un joli sourire, que nous pourrions être amis et…

Elle se frotta de nouveau les yeux, souhaitant remonter le temps et modifier ses décisions. Au moins celles du dernier mois.

— Tu me détestes ?

— Moi ? demanda Malcolm d’un air surpris.

— Oui.

— Non. Pourquoi je te détesterais ?

— Parce qu’il a été infect avec toi, il t’a fait renoncer à une tonne de données. C’est juste que… avec moi il n’est pas…

— Je sais. Enfin, rectifia-t-il en agitant la main, je ne sais pas. Mais je veux bien croire qu’il est différent avec toi.

— Tu le hais.

— Oui… Je le hais. Ou plutôt… je le déteste. Mais tu n’es pas obligée de le détester de ton côté. Même si je me réserve le droit de commenter ton goût épouvantable en matière d’hommes. Au moins un jour sur deux. Mais, Oli, je vous ai vus ensemble au pique-nique. Il ne se comportait certainement pas avec toi comme il le fait avec moi. En plus, tu sais, ajouta-t-il à contrecœur, on ne peut pas dire qu’il ne soit pas sexy. Je vois très bien ce que tu lui trouves.

— Ce n’est pas ce que tu disais quand je t’ai parlé de cette histoire de faux couple pour la première fois.

— Non, mais tu n’avais pas besoin de mon soutien à ce moment-là. Tu n’étais pas amoureuse de lui à l’époque.

Elle grogna.

— Pourrait-on ne pas utiliser ce mot ? Genre, plus jamais ? Ça semble un peu exagéré.

— Bien sûr, consentit Malcolm, en faisant mine d’épousseter sa chemise. Bravo pour la comrom, au fait. Alors, comment tu vas lui annoncer la nouvelle ?

Elle se massa la tempe.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, tu ressens un truc pour lui, et vous vous entendez bien.

J’imagine que tu prévois de l’informer de tes… sentiments ? Je peux utiliser le mot « sentiments » ?

— Non.

— Ok, rétorqua-t-il en levant les yeux au ciel. Tu vas lui dire, hein ?

— Bien sûr que non ! s’esclaffa-t-elle. Tu ne peux pas dire à la personne que tu fais semblant de fréquenter que tu (son cerveau chercha le bon mot, ne le trouva pas et finit par s’embrouiller) l’ aimes bien. Ça ne se fait pas, c’est tout. Adam croira que j’ai tout orchestré. Que je lui courais après depuis le début.

— C’est ridicule. Tu ne le connaissais même pas à l’époque.

— Peut-être que si, en fait. Tu te souviens du mec dont je t’ai parlé, qui m’a aidée à me décider pour le doctorat ? Celui que j’ai rencontré dans les toilettes le week-end de mon entretien ?

Malcolm hocha la tête.

— Il se pourrait que ce soit Adam. Je crois.

— Tu crois ? Tu veux dire que tu ne lui as pas posé la question ?

— Bien sûr que non.

— Pourquoi « bien sûr » ?

— Parce que c’était peut-être pas lui. Et si ça l’était, il ne s’en souvient clairement pas, ou il l’aurait mentionné depuis des semaines.

Ce n’était pas lui qui portait des lentilles de contact périmées, après tout.

Malcolm leva les yeux au ciel.

— Écoute, Olive, reprit-il avec sérieux, j’ai besoin que tu envisages quelque chose : et si Adam t’aime bien, lui aussi ? Et s’il veut quelque chose de plus ?

Elle éclata de rire.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Parce que quoi ?

— Parce qu’il est lui. Il est Adam Carlsen, et je…

Sa voix s’éteignit. Inutile de poursuivre. Et je suis moi. Je n’ai rien de spécial.

Malcolm garda le silence un bon moment.

— Tu ne te rends pas compte, pas vrai ? s’enquit-il sur un ton triste. Tu es géniale. Tu es belle et affectueuse. Tu es indépendante, et une scientifique géniale, et altruiste, et loyale… Bon sang, Oli, regarde un peu dans quoi tu t’es mise seulement pour que pour ton amie puisse sortir avec le mec qui lui plaît sans se sentir coupable. Impossible que Carlsen ne l’ait pas remarqué.

— Non, trancha-t-elle sur un ton définitif. Ne te méprends pas, je pense qu’il m’apprécie, mais il me considère comme une amie. Et si je lui dis et qu’il ne veut pas…

— Pas quoi ? S’il veut mettre fin à votre arrangement ? Ce n’est pas comme si t’avais grand-chose à perdre.

Peut-être pas. Peut-être que toutes ces conversations, et les regards qu’Adam lui adressait, sa façon de secouer la tête quand elle commandait un supplément chantilly ; comment il se laissait distraire de sa mauvaise humeur ; les messages ; le fait qu’il ait l’air tellement à l’aise en sa présence, qu’il soit si différent du Adam Carlsen qui lui faisait peur avant…

Peut-être que tout ça ne signifiait pas grand-chose. Mais elle et Adam étaient désormais amis, et ils pourraient le rester, même après le 29

septembre. Olive sentit son cœur se serrer à l’idée de perdre ça.

— Si, pourtant.

Malcolm soupira et prit de nouveau sa main.

— C’est plus grave que ce que je croyais, alors.

Elle pinça les lèvres, clignant des yeux rapidement pour retenir ses larmes.

— Peut-être bien. Je ne sais pas… Je n’ai jamais ressenti ça jusqu’ici. Je n’ai jamais voulu ressentir ça.

Il affichait un sourire rassurant, même si Olive était tout sauf rassurée.

— Écoute, je sais que c’est effrayant. Mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose.

Une seule larme coula le long de la joue d’Olive. Elle s’empressa de l’essuyer avec sa manche.

— C’est pire que tout.

— Tu as enfin trouvé quelqu’un qui te plaît. Et d’accord, c’est Carlsen, mais ça pourrait quand même s’avérer génial.

— Non. C’est impossible.

— Oli, je sais. Je comprends, ajouta-t-il en lui serrant la main. Je sais que ça fait peur de se sentir vulnérable. Mais tu peux t’ autoriser à avoir des sentiments. Tu peux avoir envie que les gens soient plus que de simples amis ou des connaissances.

— Non je ne peux pas.

— Je ne vois pas pourquoi.

— Parce que tous les gens pour qui j’ai éprouvé quelque chose sont partis, lâcha-t-elle.

Quelque part dans le café, la barista annonçait une commande macchiato caramel. Olive regretta aussitôt ses dures paroles.

— Je suis désolée… Seulement… ça finit toujours comme ça. Ma mère.

Mes grands-parents. Mon père… Ils ont tous disparu. Et si je me laisse aller, Adam partira, lui aussi.

Voilà. Elle l’avait dit à voix haute, et cela ne lui semblait que plus vrai.

— Oh, Oli, soupira Malcolm.

Il était l’une des rares personnes à qui Olive avait confié ses craintes : le sentiment constant de ne pas être à sa place, la crainte permanente d’avoir passé tellement de temps seule qu’elle devrait peut-être le rester pour toujours. La peur de ne pas être digne d’affection. L’expression de Malcolm, un mélange de tristesse, de sympathie et de pitié, était insupportable. Elle détourna les yeux – vers les étudiants hilares, les couvercles empilés à côté du comptoir, les autocollants sur le MacBook d’une étudiante – et retira sa main.

— Tu devrais y aller, dit-elle en esquissant un sourire peu convaincant.

Terminer tes opérations.

Il garda les yeux rivés aux siens.

Je tiens à toi. Anh tient à toi – entre Jeremy et toi, Anh t’aurait choisie. Et tu tiens à nous, toi aussi. Nous tenons tous les uns aux autres, et je suis toujours là. Je ne vais nulle part.

— C’est différent.

— En quoi ?

Olive ne prit pas la peine de répondre et passa sa manche sur sa joue.

Adam était différent, et ce qu’Olive attendait de lui était différent, mais elle ne pouvait pas… elle ne voulait pas le verbaliser. Pas maintenant.

— Je ne lui dirai rien.

— Oli.

— Non, insista-t-elle avec fermeté.

Maintenant qu’elle avait pleuré, elle se sentait un peu mieux. Elle n’était peut-être pas celle qu’elle croyait, mais elle pouvait faire semblant. Elle pouvait prétendre le contraire, même pour elle-même.

— Je ne lui dirai pas. Très mauvaise idée.

— Oli.

— Tu imagines la conversation ? Qu’est-ce que je pourrais dire ?

Comment trouver les mots ?

— En fait, tu devrais probablement…

— Je lui dis quoi ? Que je craque pour lui ? Que je pense à lui tout le temps ? Que j’ai un gros béguin pour lui ? Que…

Olive.

Ni les paroles de Malcolm ou son expression paniquée, ni le fait qu’il regardait clairement derrière elle ne lui mirent la puce à l’oreille. Mais Anh choisit ce moment précis pour lui envoyer un texto, ce qui attira le regard d’Olive sur les chiffres à l’écran.

10 heures.

Il était 10 heures. Un mercredi. Et Olive se trouvait dans le Starbucks du campus, le même que celui où elle passait ses mercredis matin depuis plusieurs semaines. Elle se retourna d’un seul coup et…

Elle ne fut même pas surprise de voir Adam. Debout devant elle. Assez près pour qu’à moins que ses deux tympans aient lâché depuis la dernière fois, il ait entendu tout ce qu’Olive venait de dire.

Elle aurait voulu mourir. Elle aurait voulu ramper hors de son corps et de ce café, se liquéfier en une mare de sueur et s’infiltrer entre les carreaux du carrelage, ou se volatiliser. Mais rien de tout ça n’était à sa portée. Elle afficha donc un petit sourire et leva les yeux.

CHAPITRE 11

HYPOTHÈSE : Chaque fois que je mens, les choses empirent fois 743.

 

— Vous… Vous avez entendu ? balbutia-t-elle.

Malcolm s’empressa de débarrasser la table de ses affaires en marmonnant d’une voix crispée :

— J’allais justement y aller.

Olive le remarqua à peine. Car Adam tirait une chaise pour s’asseoir en face d’elle.

Merde.

— Oui, répondit-il, d’une voix neutre et monocorde, et Olive eut l’impression qu’elle allait exploser en un million de particules.

Elle aurait voulu qu’il se reprenne. Qu’il dise : « Non, entendu quoi ? »

Elle voulait revenir en arrière et rembobiner les événements de cette horrible matinée. Ne pas regarder les messages sur son téléphone, ne pas laisser Anh la surprendre en train de rêvasser à son faux petit ami, ne pas déballer tout ce qu’elle avait sur le cœur dans le pire endroit possible.

Adam ne pouvait pas être au courant. C’était tout simplement impossible. Il croirait qu’Olive l’avait embrassé intentionnellement, qu’elle avait tout orchestré, qu’elle l’avait manipulé pour le mettre dans cette situation. Il se sentirait contraint de rompre avec elle avant de pouvoir tirer le moindre bénéfice de leur arrangement. Et il la détesterait.

Cette perspective était terrifiante. Elle dit alors la première chose qui lui vint à l’esprit :

— Je ne parlais pas de vous.

Le mensonge sortit de sa bouche telle une coulée de boue : spontané, rapide, et en mesure de mettre un énorme foutoir.

— Je sais.

Il hocha la tête, et… il ne parut même pas surpris. C’était comme s’il ne lui était jamais venu à l’idée qu’Olive pourrait s’intéresser à lui. Ça lui

donnait envie de pleurer – une propension fréquente ce matin-là – mais au lieu de le faire, elle se contenta de débiter un autre mensonge.

— C’est juste que… j’ai le béguin. Pour un mec.

Il hocha la tête, plus lentement cette fois. Son regard s’assombrit, et le coin de sa bouche se retroussa, l’espace d’un instant. Elle cligna des yeux, et son expression redevint neutre.

— Oui. J’ai cru comprendre.

— Ce mec, il est…

Elle déglutit. Qu’est-ce qu’il était ? Vite, Olive, vite. C’était un immunologiste ? Un Islandais ? Une girafe ? Que pouvait-il bien être ?

— Vous n’avez pas à vous expliquer si vous n’en avez pas envie.

La voix d’Adam était assez bizarre, mais aussi réconfortante. Fatiguée.

Olive s’aperçut qu’elle se tordait les mains, mais au lieu d’arrêter, elle les cacha simplement sous la table.

— Je… C’est juste que…

— Tout va bien.

Il lui adressa un sourire rassurant, et Olive… elle était incapable de le regarder. Pas une seconde de plus. Elle détourna les yeux, cherchant désespérément quelque chose à dire. Quelque chose pour réparer ça.

Derrière la fenêtre du café, des étudiants étaient amassés devant un ordinateur, riant devant quelque chose à l’écran. Une bourrasque éparpilla une pile de documents, et un garçon s’affaira à les ramasser. Au loin, le Dr Rodrigues marchait en direction du Starbucks.

— Ce… notre arrangement.

La voix d’Adam la ramena à leur conversation. Aux mensonges et à la table qui les séparait, à son ton doux et délicat quand il s’adressait à elle.

Gentil… Il s’était montré tellement gentil.

Adam. J’avais une si mauvaise opinion de vous, et maintenant…

— C’est censé nous aider tous les deux. Si ce n’est plus le cas…

— Non, le coupa Olive en secouant la tête. Non. Je…

Elle se força à afficher un sourire.

— C’est compliqué.

— Je comprends.

Elle ouvrit la bouche pour ajouter que non, il ne pouvait tout bonnement pas comprendre. Il n’y avait rien à comprendre, parce qu’Olive venait de tout inventer. Cette histoire merdique.

— Je ne…

Elle s’humecta les lèvres.

— Il est inutile de mettre fin à notre arrangement plus tôt, parce que je ne peux pas lui dire qu’il me plaît. Parce que je…

— Mec !

Quelqu’un tapota l’épaule d’Adam.

— Depuis quand tu n’es pas dans ton bur… Oh. Je vois.

Le regard du Dr Rodrigues passa d’Adam à Olive avant de se river sur elle. L’espace d’une seconde, il se contenta de rester près de la table et de la toiser, comme s’il était surpris de la trouver là. Puis sa bouche s’étira lentement en un large sourire.

— Salut, Olive.

Durant la première année d’Olive en doctorat, le Dr Rodrigues avait fait partie de son comité consultatif assigné d’office… Un choix curieux à tous points de vue, étant donné son relatif manque de connaissances dans son domaine de recherche. Et pourtant, Olive gardait surtout des souvenirs agréables de ses interactions avec lui. Quand elle bégayait pendant les réunions du comité, il était toujours le premier à lui sourire, et un jour, il avait même complimenté son tee-shirt Star War s… et s’était mis ensuite à fredonner La Marche impériale chaque fois que le Dr Moss entamait une de ses diatribes concernant la méthodologie d’Olive.

— Bonjour, docteur Rodrigues.

Elle savait que son sourire était loin d’être aussi convaincant qu’il aurait dû l’être.

— Comment allez-vous ?

— Pff, s’exclama-t-il en agitant une main. Je vous en prie, appelez-moi Holden. Vous n’êtes plus mon étudiante.

Il donna une tape dans le dos à Adam avec un plaisir non dissimulé.

— Et vous avez l’honneur plus que douteux de sortir avec mon vieil ami socialement inadapté, ajouta-t-il.

Olive faisait de son mieux pour cacher sa surprise. Ils étaient amis ? Le charmant et désinvolte Holden Rodrigues et le revêche et taciturne Adam Carlsen étaient de vieux amis ? Était-elle censée le savoir ? La petite amie d’Adam Carlsen aurait été au courant, non ?

Le Dr Rodrigues – Holden ? Bon sang, « Holden ». Elle ne s’habituerait jamais au fait que les professeurs étaient de vraies personnes et avaient des

prénoms – se tourna vers Adam, qui ne semblait pas perturbé d’avoir été qualifié de « socialement inadapté ».

Il demanda ensuite : « Tu pars pour Boston ce soir, non ? », et son ton changea légèrement… plus bas et plus rapide, plus spontané. À l’aise. Ils étaient vraiment de vieux amis.

— Oui. Tu peux toujours nous emmener à l’aéroport, Tom et moi ?

— Ça dépend.

— De quoi ?

— Tom sera-t-il bâillonné et ligoté dans le coffre ?

Adam soupira.

— Holden.

— Je veux bien l’autoriser à s’installer à l’arrière, mais s’il l’ouvre, je le jette sur l’autoroute.

— Très bien, je lui dirai.

Holden eut l’air satisfait.

— Enfin bref, je ne voulais pas vous interrompre.

Il donna une nouvelle tape sur l’épaule à Adam, mais il regardait Olive.

— C’est rien.

— Vraiment ? Très bien, dans ce cas.

Il sourit de plus belle et prit une chaise à la table à côté. Adam ferma les yeux, l’air résigné.

— Alors, de quoi parlons-nous ?

Eh bien, j’étais juste en train de débiter mensonge sur mensonge, merci de poser la question.

— Euh… De pas grand-chose. Comment vous êtes-vous…

Elle les regarda tour à tour, s’éclaircissant la voix.

— Désolée, j’ai oublié comment vous et Adam vous connaissez.

Un bruit sourd… Holden qui donnait un coup à Adam sous la table.

— Petit merdeux. Tu ne lui as pas raconté notre historique qui remonte à plusieurs décennies ?

— J’essaie justement d’oublier.

— T’aimerais bien, répondit Holden avec un grand sourire destiné à Olive. Nous avons grandi ensemble, ajouta-t-il.

Elle jeta un regard noir à Adam.

— Je croyais que tu avais grandi en Europe ?

Holden agita la main.

— Il a grandi un peu partout. Et moi aussi, vu que nos parents travaillaient ensemble. Des diplomates… les pires individus sur la planète.

Mais ensuite, nos familles se sont établies à Washington, ajouta-t-il en se penchant en avant. Devinez qui est allé au lycée, à la fac, et à l’école doctorale avec lui.

Olive écarquilla les yeux, et Holden le remarqua, à en juger par le nouveau coup de pied qu’il donna à Adam.

— Tu ne lui as vraiment rien raconté du tout. Je vois que tu entretiens toujours ton côté ténébreux et mystérieux, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, avant de se concentrer de nouveau Olive. Est-ce qu’Adam vous a dit qu’il a failli ne pas terminer le lycée ? Il a été suspendu pour avoir cogné un type qui s’amusait à répéter que le grand collisionneur de hadrons allait détruire la planète.

— Intéressant que tu ne fasses pas mention de ta propre suspension pour avoir fait exactement la même chose.

Holden l’ignora.

— Mes parents étaient en mission à l’étranger et ont rapidement oublié mon existence, donc nous avons passé la semaine chez moi à jouer à Final Fantasy – c’était génial. Et quand Adam a postulé en fac de droit ? Il a forcément dû vous en parler.

Techniquement, je n’ai jamais postulé en fac de droit.

— Mensonges. Tissu de mensonges. Vous a-t-il au moins raconté qu’il était mon rencard au bal de promo ? C’était phénoménal.

Olive regarda Adam, s’attendant à ce qu’il nie. Mais Adam se contenta de sourire en coin, de croiser le regard d’Holden et de dire :

— C’était plutôt phénoménal.

— Imaginez un peu, Olive. Début des années 2000. Lycée privé B.C.B.G. et ridiculement cher réservé aux garçons. Deux élèves gays en terminale. Enfin, deux d’entre nous qui l’assumaient, en tout cas. Richie Muller et moi sommes sortis ensemble pendant toute l’année de terminale… et ensuite, il me plaque trois jours avant le bal de promo pour un gars qui le faisait craquer depuis des mois.

— C’était un connard, marmonna Adam.

— J’ai trois options. Ne pas aller au bal et me morfondre à la maison. Y

aller seul et me morfondre au lycée. Ou alors, faire en sorte que mon meilleur ami – qui prévoyait de rester chez lui et de se morfondre sur les

acides gamma-aminobutyriques – soit mon rencard. Devinez quelle option j’ai choisie ?

Olive hésita.

— Comment l’avez-vous convaincu ?

— C’est ça, le truc, je ne l’ai pas fait. Quand je lui ai parlé de Richie, il s’est proposé !

— Ne t’y habitue pas trop, marmonna Adam.

— Vous arrivez à le croire, Olive ?

Qu’Adam ferait semblant d’être en couple avec quelqu’un pour le sortir d’une situation fâcheuse ?

— Non.

— Nous nous sommes tenu la main. Nous avons dansé. Nous avons saboté son punch et fait regretter ses choix minables à Richie. Puis nous sommes rentrés et nous sommes remis à jouer à Final Fantasy. C’était génial.

— C’était étonnamment sympa, concéda Adam, presque à contrecœur.

Olive le dévisagea et eut une révélation : Holden était l’Anh d’Adam.

Sa personne. Il était évident qu’Adam et Tom étaient très proches, eux aussi, mais la relation qu’Adam entretenait avec Holden était différente, et… et Olive ne savait absolument pas quoi faire de cette information.

Peut-être qu’elle devrait en parler à Malcolm. Soit ce serait le plus beau jour de sa vie, soit il pèterait les plombs.

— Enfin, reprit Holden, en se levant. C’était fantastique. Je vais aller prendre un café, mais on devrait se voir un de ces jours, tous les trois. Je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois où j’ai eu le plaisir d’embarrasser Adam devant sa petite amie. Mais en attendant, il est tout à vous.

Il enchaîna le mot « vous » avec un sourire en coin qui fit rougir Olive.

Adam leva les yeux au ciel dès qu’Holden partit en direction du comptoir.

— Euh, c’était… ?

— Holden dans toute sa splendeur.

Adam semblait à peine agacé.

Elle acquiesça, toujours un peu perplexe.

— Je n’arrive pas à croire que je ne suis pas votre premier.

— Mon premier quoi ?

— Votre premier faux rencard.

— Exact. J’imagine que le bal de promo compte.

Il semblait y réfléchir.

— Holden a eu… peu de chance en amour. Injustement peu de chance.

Son ton protecteur la réchauffa de l’intérieur. Elle se demanda s’il en avait conscience.

— Lui et Tom ont-ils déjà… ?

Il secoua la tête.

— Holden serait offensé s’il savait que vous avez posé la question.

— Pourquoi rechigne-t-il à conduire Tom à l’aéroport, dans ce cas ?

Adam haussa les épaules.

— Holden a toujours eu une aversion très profonde et très irrationnelle pour Tom, depuis l’école doctorale.

— Oh. Pourquoi ?

— Je ne suis pas sûr. Pas sûr non plus qu’Holden le sache. Tom dit qu’il est jaloux. Je pense que ça a juste à voir avec leurs personnalités.

Olive se tut le temps d’enregistrer l’information.

— Vous n’avez pas non plus dit la vérité à Holden à propos de nous.

Que ce n’est pas réel.

— Non.

— Pourquoi ?

Adam détourna le regard.

— Je ne sais pas, répondit-il, la mâchoire crispée. Je crois que je ne…

Sa voix s’éteignit, et il secoua la tête avant de lui sourire, de manière un peu forcée.

— Il dit le plus grand bien de vous, vous savez ? reprit-il.

— Holden ? De moi ?

— De votre travail. Et de vos recherches.

— Oh.

Elle ne savait pas du tout quoi répondre à ça. Quand avez-vous parlé de moi ? Et pourquoi ?

— Oh, répéta-t-elle inutilement.

Elle ignorait pourquoi maintenant, à cet instant précis, mais les répercussions de leur arrangement dans la vie d’Adam lui apparurent pour la première fois. Ils avaient accepté de faire semblant d’être en couple parce qu’ils avaient tous deux quelque chose à y gagner, mais elle comprit qu’Adam avait nettement plus à perdre. De toutes les personnes qu’elle aimait, Olive ne mentait qu’à une seule, Anh, et c’était absolument inévitable. Elle se moquait de l’opinion des autres étudiants. Adam, en revanche… Il mentait quotidiennement à ses collègues et amis. Ses étudiants interagissaient avec lui chaque jour en croyant qu’il sortait avec une de leurs pairs. Est-ce qu’ils le trouvaient vicelard ? Sa relation avec Olive avait-elle changé la vision qu’ils avaient de lui ? Et qu’en était-il des autres enseignants du programme, ou d’autres programmes ? Ce n’était pas parce que sortir avec un étudiant était autorisé que c’était bien vu. Et si Adam rencontrait – ou avait déjà rencontré – quelqu’un qui lui plaisait vraiment ? Quand ils avaient conclu leur accord, il avait dit qu’il ne comptait fréquenter personne, mais c’était des semaines auparavant. Olive elle-même avait été convaincue qu’elle ne s’intéresserait jamais à qui que ce soit à l’époque… et l’ironie du sort n’était-elle pas risible à présent ?

Sans compter qu’elle seule bénéficiait de leur arrangement pour l’instant.

Anh et Jeremy avaient gobé son mensonge, mais les fonds de recherche d’Adam étaient toujours gelés.

Et pourtant, il l’aidait encore. Et Olive récompensait sa gentillesse en développant des sentiments qui le mettraient forcément mal à l’aise.

— Vous voulez prendre un café ? proposa-t-il.

Olive leva les yeux.

— Non.

Elle s’éclaircit la voix pour lutter contre le nœud brûlant logé derrière son sternum. La seule idée d’un café lui donnait la nausée.

— Je crois qu’il faut que je retourne au labo.

Elle se pencha pour ramasser son sac à dos, comptant se lever et déguerpir aussitôt, mais une pensée la submergea, et elle se retrouva à le regarder fixement. Il était toujours assis et avait l’air inquiet, les sourcils légèrement froncés.

Elle tenta d’esquisser un sourire.

— Nous sommes amis, pas vrai ?

Il fronça franchement les sourcils.

— Amis ?

— Oui. Vous et moi.

Il l’observa pendant un long moment. Puis il afficha une nouvelle expression : dure et un peu triste. Trop fugace pour être interprétée.

— Oui, Olive.

Elle acquiesça, ne sachant pas si elle devrait se sentir soulagée. Elle n’avait pas prévu que sa journée prendrait un tel tour, et elle sentit une étrange pression derrière ses paupières, qui lui fit glisser les bras dans les sangles de son sac à dos nettement plus vite. Elle le salua de la main avec un sourire tremblant, et elle aurait déjà été hors de ce foutu Starbucks s’il n’avait pas dit de cette voix bien à lui : « Olive. »

Elle s’arrêta devant sa chaise et baissa les yeux sur lui. C’était tellement étrange d’être la plus grande pour une fois.

— C’est peut-être inapproprié, mais…

Sa mâchoire se crispa, et il ferma les yeux un instant. Comme pour reprendre ses esprits.

— Olive. Vous êtes vraiment… Vous êtes extraordinaire, et je n’arrive pas à concevoir que si vous disiez à Jeremy ce que vous éprouvez, il ne…

Il se tut et hocha la tête. Une sorte de point final, alors que ses paroles et sa façon de les prononcer la rapprochaient encore des larmes.

Il croyait qu’il s’agissait de Jeremy. Adam croyait qu’Olive était amoureuse de Jeremy quand ils avaient convenu de leur arrangement… Il croyait qu’elle était toujours amoureuse de lui. Tout ça parce qu’elle lui avait sorti un mensonge foireux, qu’elle avait trop peur de rectifier le tir et…

Ça allait arriver. Elle allait se mettre à pleurer, et elle ne voulait pour rien au monde pleurer devant Adam.

— On se voit la semaine prochaine, d’accord ?

Elle n’attendit pas sa réponse et fila vers l’entrée, bousculant quelqu’un qui aurait mérité des excuses. Une fois dehors, elle prit une profonde inspiration et se dirigea vers le bâtiment de biologie, essayant de se vider la tête, se forçant à penser au cours qu’elle devait donner plus tard dans la journée, à la candidature au poste d’enseignant-chercheur qu’elle avait promise au Dr Aslan avant le lendemain, au fait que la sœur d’Anh serait en ville le week-end suivant et avait prévu de cuisiner vietnamien pour tout le monde.

Un vent frais s’engouffra dans arbres du campus, plaquant le pull d’Olive contre son corps. Elle se serra dans ses propres bras sans se retourner vers le café. L’automne avait enfin commencé.

CHAPITRE 12

HYPOTHÈSE : Si je suis mauvaise à l’activité A, les chances qu’on me demande

de

pratiquer

l’activité

en

question

augmenteront

exponentiellement.

 

Le campus paraissait étrangement vide sans Adam, même les jours où elle ne l’aurait pas croisé de toute façon. Ce n’était pas logique : Stanford n’était absolument pas vide, mais grouillait au contraire d’étudiants bruyants et agaçants entrant et sortant des salles de cours. La vie d’Olive était bien remplie, elle aussi : ses souris étaient suffisamment matures pour les évaluations comportementales, elle avait enfin eu des retours sur un article qu’elle avait soumis des mois auparavant et elle devait commencer à planifier concrètement son déménagement à Boston l’année suivante ; la classe à qui elle enseignait passait un examen bientôt, et comme par magie les étudiants commençaient à faire irruption pendant les heures de permanence, en panique et posant des questions dont la réponse se trouvait invariablement dans les trois premières lignes du cours.

Malcolm passa quelques jours à tenter de convaincre Olive d’avouer la vérité à Adam, mais se retrouva rapidement – par miracle – trop découragé par son obstination, et trop occupé à essayer d’apaiser ses propres peines de cœur pour insister. Il fit plusieurs fournées de biscuits au caramel, cela dit, mentant ouvertement en prétendant qu’il n’était pas en train de « récompenser tes comportements autodestructeurs, Olive, mais de peaufiner ma recette ». Olive les dévora tous et lui fit un câlin lorsqu’il saupoudra de sel marin la dernière fournée.

Le samedi, Anh passa pour la soirée bière et guimauve, et elle et Olive rêvassèrent de quitter la sphère universitaire pour trouver des boulots dans l’industrie qui payaient un salaire décent et admettaient l’existence du temps libre.

— On pourrait, genre, dormir le dimanche matin. Au lieu d’aller vérifier comment vont nos souris à 6 heures.

— Ouais, soupira Anh avec mélancolie.

Orgueil, Préjugés et Zombies passait en fond, mais aucune des deux n’y prêtait attention.

— On pourrait acheter du vrai ketchup au lieu de piquer des sachets au Burger King. Et commander cet aspirateur sans fil que j’ai vu à la télé.

Un peu pompette, Olive gloussa et se tourna sur le côté, faisant grincer le lit.

— Sérieusement ? Un aspirateur ?

— Un sans fil. C’est le top du top, Oli.

— C’est…

— Quoi ?

— Ben…, reprit Olive en ricanant de plus belle. Ça sort de nulle part.

— La ferme, rétorqua Anh en souriant, mais sans ouvrir les yeux. Je fais de grosses allergies à la poussière. Tu sais quoi, par contre ?

— Tu vas m’en boucher un coin avec une anecdote sur les aspirateurs ?

Anh plissa les yeux.

— Nan, dit-elle, je n’ai pas ça en stock. Attends une seconde… Je crois que la toute première femme PDG travaillait pour une entreprise d’aspirateurs.

— Sans déconner. C’est cool, en fait.

— Mais peut-être que j’affabule, reprit Anh en haussant les épaules.

Enfin bref, ce que je voulais dire, c’est… je crois que j’en ai toujours envie ?

— De l’aspirateur ?

Olive bailla sans se donner la peine de mettre sa main devant sa bouche.

— Non. D’un boulot à l’université. Et tout ce qui va avec. Le labo, les étudiants, la charge d’enseignement scandaleuse, la course aux financements, le salaire démesurément bas. Tout le bordel. Jeremy dit que Malcolm a raison. Que les boulots dans l’industrie, y a que ça de vrai. Mais je crois que j’ai envie de rester et de devenir professeure. Ce sera horrible, bien sûr, mais c’est le seul moyen de créer un environnement correct pour des femmes comme nous, Oli. Entrer en compétition avec tous ces sales blancs qui se croient tout permis, ajouta-t-elle un grand sourire aux lèvres, à la fois belle et farouche. Jeremy peut toujours entrer dans l’industrie et se faire une tonne de fric que j’investirai dans les aspirateurs sans fil.

Du haut de son ivresse, Olive observait la détermination sur le visage d’Anh, se disant qu’il y avait quelque chose de rassurant dans le fait de savoir que son amie la plus proche commençait à déterminer ce qu’elle attendait de la vie. Avec qui elle voulait la passer. Ça flanqua à Olive une violente crampe à l’estomac, à l’endroit précis qui semblait ressentir l’absence d’Adam plus intensément, mais elle la refoula, s’efforçant de ne pas trop y penser. Au lieu de ça, elle attrapa la main de son amie, la serra une fois, et inhala le doux parfum de pomme de ses cheveux.

— Tu seras tellement géniale là-dedans, Anh. Il me tarde de te voir changer le monde.

 

L’un dans l’autre, la vie d’Olive continuait telle qu’elle avait toujours été… si ce n’est que pour la première fois, il y avait quelque chose qu’elle préférerait faire. Quelqu’un avec qui elle préférerait être.

Voilà ce que ça fait de bien aimer quelqu’un, songea-t-elle. D’avoir l’impression que ça ne valait pas la peine d’aller au bâtiment de biologie, car le fait qu’Adam ne soit pas en ville lui ôtait la seule petite chance qu’elle avait de le croiser. De se retourner constamment en apercevant le moindre cheveu brun, ou en entendant une voix grave qui semblait aussi profonde que celle d’Adam mais ne l’était jamais. De penser à lui parce que son amie Jess avait mentionné un voyage aux Pays-Bas, ou quand, au jeu Jeopardy ! , la bonne réponse à « Aichmophobie » s’avérait être « Comment appelle-t-on la phobie des aiguilles ? ». De se sentir coincée dans une incertitude étrange à attendre, attendre et attendre encore… pour rien.

Adam rentrerait dans quelques jours, et le mensonge selon lequel Olive était amoureuse de quelqu’un d’autre serait toujours là. Le 29 septembre arriverait bien trop tôt, et de toute manière, la possibilité qu’Adam puisse voir Olive sous un jour romantique était grotesque. Tout bien considéré, elle avait de la chance qu’il l’apprécie suffisamment pour vouloir être son ami.

Le dimanche, son téléphone bipa alors qu’elle courait à la salle de sport.

Quand le nom d’Adam s’afficha, elle sauta aussitôt dessus pour lire le message. Sauf qu’il n’y avait pas grand-chose à lire : seulement la photo d’une gigantesque boisson dans un gobelet en plastique, surplombée de ce qui ressemblait à un muffin. Le bas de l’image annonçait fièrement : « Frappuccino de tarte à la citrouille », et en dessous, le message d’Adam :

 

Adam : À votre avis, je peux faire passer ça en douce dans l’avion ?

 

Elle n’avait pas besoin qu’on lui fasse remarquer qu’elle souriait à son téléphone comme une idiote.

 

Olive : C’est bien connu que l’administration en charge de la sécurité aérienne est incompétente.

Olive : Mais peut-être pas incompétente à ce point ?

Adam : Dommage.

Adam : Dommage que vous ne soyez pas là, dans ce cas.

 

Olive garda le sourire pendant un bon moment. Mais quand elle se rappela le pétrin dans lequel elle s’était fourrée, il s’évanouit dans un long soupir.

 

Elle portait un plateau d’échantillons de tissus jusqu’au labo où se trouvait le microscope électronique, lorsque quelqu’un lui tapa sur l’épaule, la faisant sursauter. Olive faillit trébucher et détruire plusieurs milliers de dollars de bourse fédérale. Quand elle se retourna, le Dr Rodrigues l’observait avec son sourire juvénile habituel – comme s’ils étaient des meilleurs potes sur le point d’aller prendre une bière et un peu de bon temps, au lieu d’une doctorante et d’un ancien membre de son comité consultatif qui n’avait quasiment jamais trouvé le temps de lire le moindre article qu’elle avait soumis.

— Docteur Rodrigues.

Il fronça les sourcils.

— Je croyais qu’on s’était mis d’accord sur Holden ?

Ah bon ?

— Exact. Holden.

Il sourit, l’air ravi.

— Le chéri n’est pas en ville, hein ?

— Oh. Euh… non.

— C’est ici que vous allez ?

Il pointa le labo du menton, et Olive hocha la tête.

— Attendez, laissez-moi vous aider.

Il passa son badge pour déverrouiller la porte et la lui tint ouverte.

— Merci.

Elle posa ses échantillons sur un plan de travail et lui sourit avec reconnaissance, tout en glissant ses mains dans ses poches arrière.

— Je comptais prendre un chariot, mais je n’ai pas réussi à en trouver.

— Il n’y en a plus qu’un à cet étage. Je pense que quelqu’un les ramène chez lui pour les revendre.

Il afficha un large sourire et… Malcolm avait raison. Il avait raison depuis deux ans : Holden avait vraiment quelque chose de sympathique et d’attirant, un charme sans effort. Olive le voyait maintenant même si elle ne s’intéressait qu’aux beaux gosses taciturnes et bourrus avec un QI de génie.

— On ne peut pas leur en vouloir. J’aurais fait pareil quand j’étais étudiant. Alors, comment ça va ?

— Euh, bien. Et vous ?

Holden ignora sa question et s’appuya nonchalamment contre le mur.

— C’est grave à ce point ?

— Grave ?

— L’absence d’Adam. Bon sang, même à moi il me manque, ce petit con, gloussa-t-il. Comment vous tenez le coup ?

— Oh.

Elle sortit les mains de ses poches, croisa les bras sur sa poitrine, puis changea d’avis et les laissa ballants. Oui. Parfait. Très naturel.

— Bien. Très bien. Je m’occupe.

Holden semblait sincèrement soulagé.

— Super. Vous avez discuté au téléphone ?

Non. Bien sûr que non. Parler au téléphone est la chose la plus dure et la plus stressante au monde, et je n’y arrive déjà pas avec la gentille dame qui planifie mes soins dentaires… alors avec Adam Carlsen.

— Euh, surtout par messages, vous voyez ?

— Oui, je vois. Peu importe à quel point Adam peut se montrer collet monté et maussade avec vous, dites-vous bien qu’il fait un effort et qu’il est un million de fois pire avec n’importe qui d’autre. Y compris moi.

Il soupira et secoua la tête, mais il y avait beaucoup d’affection dans son geste. Une tendresse évidente qu’Olive ne pouvait pas ignorer. Mon plus vieil ami, avait-il dit au sujet d’Adam, et visiblement, il n’avait pas menti.

— En réalité, il a fait beaucoup de progrès depuis que vous avez commencé à sortir ensemble.

Olive frôlait la syncope. Ne sachant pas quoi dire, elle opta pour un simple, douloureux et bizarre « Vraiment ? ».

Holden hocha la tête.

— Oui. Je suis tellement content qu’il ait enfin trouvé le courage de vous inviter. Ça fait des années qu’il parle de cette « fille géniale », mais ça l’inquiétait d’être dans le même département, et vous savez comment il est…, poursuivit-il, haussant les épaules. Je suis content qu’il ait enfin réussi à se sortir les doigts du cul.

Le cerveau d’Olive buggait. Ses neurones fonctionnaient au ralenti, et il lui fallut plusieurs secondes pour intégrer qu’Adam voulait l’inviter à sortir depuis des années. Elle n’arrivait pas à se faire à cette idée, parce que… ce n’était pas possible. Ça n’avait aucun sens. Adam ignorait jusqu’à l’existence d’Olive avant qu’elle l’agresse sexuellement dans le couloir quelques semaines plus tôt. Plus elle y pensait, plus elle était persuadée que s’il avait eu le moindre souvenir de leur rencontre dans les toilettes, il en aurait parlé. Adam était connu pour sa franchise, après tout.

Holden devait penser à quelqu’un d’autre. Et Adam devait avoir des sentiments pour cette personne. Une personne avec qui il travaillait, une personne qui faisait partie de leur département. Une personne qui était « géniale ».

L’esprit d’Olive, à moitié figé quelques secondes auparavant, se mit à bouillonner d’informations. Hormis le fait que cette conversation était une intrusion totale dans l’intimité d’Adam, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux conséquences de leur arrangement pour lui. Si la personne dont Holden parlait était une collègue, elle ne pouvait ignorer qu’Adam et Olive sortaient ensemble. Elle les avait sans doute vus prendre un café le mercredi, ou Olive assise sur les genoux d’Adam durant la conférence de Tom, ou… bon sang, Olive en train de le badigeonner de crème solaire à ce maudit pique-nique. Rien de bon pour ses projets. À moins qu’Adam s’en moque, parce qu’il savait de source sûre que ses sentiments n’étaient pas réciproques… et oh, ne serait-ce pas hilarant ? À peu près autant qu’une tragédie grecque.

— Enfin bref, reprit Holden en s’écartant du mur et en se grattant la nuque. Je pense qu’on devrait faire un double rencard un de ces jours. J’ai fait une pause avec les rencards – trop de peines de cœur – mais il est peut-

être temps de me remettre en selle. Avec un peu de chance, je me trouverai un petit ami bientôt.

Le poids dans l’estomac d’Olive se fit encore plus lourd.

— Ça serait super.

Elle essaya de sourire.

— Pas vrai ? renchérit-il avec un grand sourire. Adam détesterait ça !

Oh oui.

— Mais je pourrais vous raconter tellement d’histoires croustillantes à son sujet, de ses dix à ses vingt-cinq ans environ, poursuivit Holden qui semblait enchanté par cette idée. Il serait mortifié.

— Des histoires de taxidermie ?

— De taxidermie ?

— Non, rien. Juste un truc qu’a dit Tom au sujet de…, commença-t-elle avant d’agiter la main. Rien.

Le regard d’Holden devint plus sérieux.

— Adam a dit que vous alliez peut-être travailler avec Tom l’an prochain. C’est vrai ?

— Oh… oui. C’est le projet.

Il hocha la tête, l’air pensif. Puis sembla prendre une décision et ajouta :

— Surveillez vos arrières quand il est dans le coin, d’accord ?

— Mes arrières ?

Quoi ? Pourquoi ? Est-ce que ça avait quoi que ce soit à voir avec le fait qu’Adam ait mentionné… qu’Holden n’aimait pas Tom ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Les arrières d’Adam aussi. En particulier les arrières d’Adam.

L’expression d’Holden demeura grave un bon moment, puis s’illumina.

— Enfin bref. Tom a rencontré Adam pendant son doctorat. Mais moi j’étais là pendant son adolescence… C’est l’époque des meilleures anecdotes.

— Oh. Vous ne devriez probablement pas m’en parler. Vu que…

Vu qu’il fait semblant d’être en couple avec moi et ne veut certainement pas que je mette le nez dans ses affaires. En plus, il est sûrement amoureux de quelqu’un d’autre.

— Oh, bien sûr. J’attendrai qu’il soit présent. Je veux voir sa tête quand je vous dirai tout de sa phase casquette gavroche.

Elle cligna des yeux.

— Sa… ?

Il acquiesça solennellement et sortit, refermant la porte derrière lui et la laissant seule dans le labo froid et sombre. Olive dut inspirer profondément à plusieurs reprises avant d’arriver à se concentrer sur son travail.

 

Quand elle reçut le mail, elle crut d’abord à une erreur. Peut-être qu’elle avait mal lu – elle n’avait pas bien dormi, et en l’occurrence, avoir un béguin non réciproque s’accompagnait de toutes sortes de prises de tête – même si à deuxième vue, puis troisième et quatrième, elle s’aperçut que ce n’était pas le cas. L’erreur venait peut-être de la conférence SBD. Parce qu’il était inconcevable – absolument inconcevable – qu’ils aient cherché à l’informer que l’article qu’elle avait soumis avait été retenu pour intégrer une session.

Une session avec des enseignants.

C’était tout simplement impossible. Les étudiants étaient rarement sélectionnés pour des présentations orales. La plupart du temps, ils se contentaient de faire des posters avec leurs conclusions. Les discours étaient réservés aux universitaires dont les carrières étaient déjà avancées… Mais quand Olive se connecta au site du colloque et téléchargea le programme, son nom y figurait. Et parmi tous les noms des participants, le sien était le seul qui n’était pas suivi d’un titre. Ni médecin. Ni docteure en biologie.

Flûte.

Elle sortit du labo en courant, son ordinateur plaqué contre la poitrine.

Greg lui jeta un regard noir quand elle faillit le bousculer dans le couloir, mais elle l’ignora et fonça vers le bureau du Dr Aslan, hors d’haleine et les genoux en coton.

— On peut parler ?

Elle referma la porte sans attendre de réponse.

Sa directrice de recherche leva les yeux avec une expression alarmée.

— Olive, qu’est-ce qui…

— Je ne veux pas participer à un colloque. Je ne peux pas participer à un colloque.

Elle secoua la tête, s’efforçant d’avoir l’air sensée mais parvenant seulement à passer pour une démente en pleine décompensation.

— Je ne peux pas.

Le Dr Aslan pencha la tête et joignit les mains. Le calme apparent que projetait sa directrice était d’habitude réconfortant, mais en cet instant, il donnait envie à Olive de retourner le bureau.

Calme-toi. Respire. Pense à la pleine conscience et à tous les trucs dont Malcom te rebat les oreilles.

Docteur Aslan, mon article a été retenu par la conférence SBD pour une présentation orale. Pas pour un poster, pour une présentation orale. À

voix haute. Pendant une session. Debout. Devant des gens.

La voix d’Olive frisait l’hystérie. Et pourtant, pour des raisons qui dépassaient l’entendement, le visage du Dr Aslan se fendit d’un grand sourire.

— C’est une merveilleuse nouvelle !

Olive cligna des yeux. Puis cligna de plus belle.

— Ou… pas ?

— Balivernes.

Le Dr Aslan se leva et fit le tour de son bureau. Elle frotta l’épaule d’Olive pour la féliciter.

— C’est fantastique. Une intervention vous apportera nettement plus de visibilité qu’un poster. Vous pourriez développer votre réseau et décrocher un post-doctorat. Je suis tellement, tellement heureuse pour vous.

Olive en était bouche bée.

— Mais…

— Mais quoi ?

— Je ne peux pas donner une conférence. Je ne sais pas parler.

Vous parlez en ce moment même, Olive.

— Pas devant des gens.

— Je fais partie des gens.

— Vous n’êtes pas plein de gens. Docteur Aslan, je suis incapable de parler en public. Pas de science.

— Pourquoi ?

— Parce que.

Parce que ma gorge va s’assécher, mon cerveau va s’éteindre, et je serai tellement nulle que quelqu’un dans le public sortira une arbalète et me tirera dans les genoux.

— Je ne suis pas prête. À m’exprimer. En public.

— Bien sûr que vous l’êtes. Vous êtes une bonne oratrice.

— Je ne le suis pas. Je bégaie. Je rougis. Je m’égare. Beaucoup. Surtout devant de grandes assemblées, et…

— Olive, l’interrompit le Dr Aslan sur un ton sévère. Qu’est-ce que je vous dis toujours ?

— Euh… « Ne déplacez pas la pipette multicanaux » ?

— L’autre truc.

Elle soupira.

— « Comportez-vous avec l’assurance d’un homme blanc médiocre. »

— Même plus que ça, si possible. Vu qu’il n’y a absolument rien de médiocre en vous.

Olive ferma les yeux et reprit son souffle afin de repousser une crise de panique. Quand elle les rouvrit, sa directrice de recherche lui adressait un sourire encourageant.

— Docteur Aslan, reprit Olive en grimaçant. Je ne me sens vraiment pas capable de le faire.

— Je sais, dit-elle avec tristesse. Mais vous pouvez le faire. Et nous travaillerons ensemble jusqu’à ce que vous vous sentiez à la hauteur.

Cette fois, elle posa ses mains sur les épaules d’Olive. Olive s’agrippait toujours à son ordinateur, comme à une bouée de sauvetage en pleine mer, mais ce contact était curieusement réconfortant.

— Ne vous en faites pas. Nous avons quelques semaines pour vous préparer.

C’est vous qui le dites. Vous dites « nous », mais c’est moi qui vais parler devant des centaines de personnes. Et quand quelqu’un posera une question de trois minutes, dans l’idée de me faire admettre qu’au fond, mon travail est mal structuré et inutile, ce sera moi qui ferai dans mon pantalon.

Bon.

Olive hocha la tête et reprit son souffle.

— D’accord.

— Vous devriez préparer un brouillon. Vous pourriez vous exercer durant la prochaine réunion de labo.

Un autre sourire rassurant, et Olive hocha de nouveau la tête, même si elle n’était absolument pas rassurée.

— Et si vous avez des questions, je suis là. Oh, je suis tellement déçue de ne pas pouvoir assister à votre présentation ! Vous devez me promettre de l’enregistrer. Ce sera comme si j’étais là.

Sauf que vous ne serez pas là, et je serai toute seule, songea-t-elle avec amertume en fermant la porte du bureau du Dr Aslan derrière elle. Elle s’écroula contre le mur et ferma les yeux, essayant de calmer le flot de pensées qui la submergeait. Puis elle les rouvrit quand elle entendit son nom dans la bouche de Malcolm. Il se tenait devant elle avec Anh, l’observant avec une expression mi-amusée, mi-terrifiée. Ils tenaient tous les deux des gobelets Starbucks. L’odeur de caramel et de menthe poivrée lui retourna l’estomac.

— Salut.

Anh but une gorgée de sa boisson.

— Pourquoi tu fais la sieste debout devant le bureau de ta directrice de recherche ?

— Je…

Olive s’écarta du mur et s’éloigna du bureau tout en se frottant le nez d’un revers de la main.

— Mon article a été accepté. Celui de la SBD.

— Félicitations ! s’exclama Anh en souriant. Mais c’était quasiment du tout cuit, pas vrai ?

— Il a été accepté pour une présentation orale.

Pendant quelques secondes, deux paires d’yeux la dévisagèrent en silence. Olive crut voir Malcolm faire la grimace, mais quand elle se tourna pour vérifier, il avait seulement un léger sourire aux lèvres.

— C’est… super ?

— Ouais.

Le regard d’Anh passait de Malcolm à Olive.

— C’est, euh, génial.

— C’est un désastre d’une ampleur épique.

Anh et Malcolm échangèrent un regard inquiet. Ils savaient pertinemment ce que ressentait Olive à l’idée de parler en public.

— Qu’en dit le Dr Aslan ?

— Comme d’habitude, répondit-elle en se frottant les yeux. Que tout ira bien. Qu’on y travaillera ensemble.

— Je pense qu’elle a raison, intervint Anh. Je t’aiderai aussi. On s’assurera que tu la connaisses par cœur. Et tout ira bien.

— Ouais.

Ou pas.

— En plus, la conférence est dans moins de deux semaines, ajouta Olive. On devrait réserver l’hôtel… ou on prend un Airbnb ?

Quelque chose d’étrange arriva lorsqu’elle posa la question. Pas avec Anh – elle sirotait toujours tranquillement son café – mais le gobelet de Malcolm s’arrêta à mi-chemin de sa bouche, et son pote se mordit la lèvre tout en gardant les yeux rivés sur la manche de son pull.

— À ce propos…, commença-t-il.

Olive fronça les sourcils.

— Quoi ?

— Eh bien.

Malcolm traînait un peu des pieds, et peut-être que la façon dont il s’écartait d’Olive était fortuite… mais ce n’était pas l’impression qu’elle avait.

— C’est déjà fait.

— Vous avez déjà réservé quelque chose ?

Anh hocha la tête avec enthousiasme.

— Oui.

Elle ne semblait pas remarquer que Malcolm était à deux doigts de faire une attaque.

— L’hôtel de la conférence.

— Oh, d’accord. Dis-moi seulement combien je vous dois dans ce cas, vu que…

— Le truc, c’est que…

Malcolm semblait s’éloigner encore plus.

— Quel truc ?

Il triturait son gobelet, et fixa Anh du regard. Cette dernière semblait totalement inconsciente de son malaise.

— L’hôtel de Jeremy est payé par sa bourse d’études, et il a demandé à Anh de rester avec lui. Et ensuite, Jess, Cole et Hikaru m’ont proposé de séjourner avec eux.

— Quoi ? s’enquit Olive en jetant un coup d’œil à Anh. Sérieusement ?

— Ça nous fera tous économiser. Et ce sera mon premier voyage avec Jeremy, intercéda Anh, l’air de rien.

Elle tapait quelque chose sur son téléphone.

— Oh mon Dieu, les gars, je crois que j’ai trouvé ! Un lieu pour l’événement à Boston pour les femmes scientifiques de couleur ! Je crois

que je le tiens !

— C’est super, émit faiblement Olive. Mais je pensais que… je pensais qu’on partagerait la même chambre.

Anh leva les yeux, affichant une mine déconfite.

— Ouais, je sais. C’est ce que j’ai dit à Jeremy, mais il a fait remarquer que… tu sais.

Olive pencha la tête, confuse, et Anh poursuivit :

— Je veux dire, pourquoi dépenser de l’argent pour une chambre alors que tu pourrais rester avec Carlsen ?

Oh.

Parce que.

Parce que. Parce que, parce que, parce que.

— Je…

— Tu vas me manquer, mais ce n’est pas comme si on allait rester dans nos chambres pour faire autre chose que dormir.

— D’accord…, concéda Olive, les lèvres pincées. Bien sûr.

Le sourire d’Anh lui donnait envie de hurler.

— Génial. On sera ensemble pour manger et pour les présentations de nos posters. Et aussi le soir, bien sûr.

— Bien sûr.

C’était tout ce qu’Olive pouvait dire sans paraître amère.

— J’ai hâte, ajouta-t-elle avec un sourire aussi convaincant que possible.

— Bon. Super. Il faut que je file – le comité des femmes de science se réunit dans cinq minutes. Mais on se voit ce week-end pour planifier plein d’activités sympas à Boston. Jeremy a mentionné une visite de maison hantée !

Olive attendit qu’Anh se soit éloignée avant de faire face à Malcolm. Il levait déjà les mains en signe de défense.

— Premièrement, c’est Anh qui a tout organisé pendant que je surveillais mon expérience de vingt-quatre heures – la pire journée de ma vie, je compte les jours avant la soutenance. Et ensuite… qu’est-ce que j’étais censé faire ? L’informer que tu ne comptes pas dormir avec Carlsen parce que tu fais semblant de sortir avec lui ? Oh, mais attends une seconde… Maintenant que tu as le béguin pour lui, peut-être que c’est un peu réel…

— C’est bon, j’ai pigé, le coupa-t-elle, sentant son estomac se nouer.

T’aurais quand même pu me prévenir.

— J’allais le faire. Mais ensuite j’ai largué Neuro Jude, il est devenu dingue et a jeté des œufs sur ma voiture. Après ça, mon père m’a appelé et m’a demandé comment avançaient mes recherches, question qui a dégénéré en passage sur le gril pour savoir pourquoi je n’utilise pas un modèle C.

elegans, et, Oli, tu sais à quel point il peut être intrusif et autoritaire, ce qui s’est soldé par une dispute, et ma mère s’en est mêlée et…

Il s’interrompit pour reprendre son souffle.

— Enfin bref, tu étais là. Tu as entendu les cris. Pour la faire courte, ça m’est totalement sorti de la tête, et je suis vraiment désolé.

— C’est pas grave, assura-t-elle en se grattant la tempe. Je vais devoir trouver un endroit où dormir.

— Je t’aiderai, s’empressa d’ajouter Malcolm. On peut regarder en ligne ce soir.

— Merci, mais ne t’en fais pas pour ça. Je vais me débrouiller.

Ou pas. Probablement. Peut-être. La conférence ayant lieu dans moins de deux semaines, tout était certainement déjà réservé. Ce qui restait était sans doute tellement au-dessus de ses moyens qu’elle devrait vendre un rein pour pouvoir se le permettre. Ce qui pourrait être une option… Elle en avait deux après tout.

— Tu n’es pas en colère, hein ?

— Je…

Si. Non. Peut-être un peu.

— Non. C’est pas ta faute.

Elle prit Malcolm dans ses bras lorsqu’il se pencha vers elle, le rassurant avec quelques tapes maladroites sur l’épaule. Même si elle aurait préféré lui faire porter le chapeau, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Tous ses problèmes – la plupart d’entre eux, du moins – venaient de sa décision débile, insensée de mentir à Anh. D’avoir échafaudé cette imposture. Maintenant elle allait faire une conférence à cette stupide convention, probablement après avoir dormi dans une gare routière et mangé de la mousse au petit déjeuner. Et malgré tout, elle pensait toujours à Adam. Absolument parfait !

Son ordinateur sous le bras, Olive retourna au labo. La perspective de préparer un PowerPoint pour sa présentation lui semblait à la fois

intimidante et déprimante. Une sensation lourde et déplaisante lui pesait sur l’estomac. Soudain, elle fit un détour par la salle de pause, s’installa dans le coin le plus éloigné de la porte, s’adossa au mur jusqu’à ce que sa nuque repose contre le carrelage froid.

Quand le poids au creux de son ventre se fit trop lourd, elle sentit ses genoux lâcher et se laissa glisser à terre. Olive demeura assise ainsi un long moment, s’efforçant d’occulter le désastre qu’était devenue sa vie.

CHAPITRE 13

HYPOTHÈSE : Environ deux cas de faux couple sur trois finiront par impliquer un jour le partage d’une chambre ; 50 % des cas de partage de chambre seront d’autant plus compliqués par la présence d’un seul lit.

 

Il y avait un Airbnb à vingt-cinq minutes du centre de conférences, mais il s’agissait d’un matelas gonflable sur le sol d’un débarras, pour 180 balles la nuit, et même si elle aurait pu se le permettre, un des commentaires expliquait que l’hôte avait tendance à se déguiser en Viking en présence des clients, donc… non, merci. Elle en trouva un plus abordable à quarante-cinq minutes de trajet en métro, mais quand elle entreprit de réserver la chambre, elle s’aperçut que quelqu’un l’avait devancée de quelques secondes, et elle fut tentée de balancer son ordinateur à l’autre bout du café. Elle essayait de se décider entre un motel miteux et un vieux canapé en banlieue quand une ombre se projeta au-dessus d’elle. Elle leva les yeux en fronçant les sourcils, s’attendant à un étudiant réclamant la prise électrique qu’elle monopolisait, et au lieu de ça, elle trouva…

— Oh.

Adam se tenait devant elle, la lumière de fin d’après-midi illuminant ses cheveux et ses épaules, les doigts refermés autour d’un iPad tandis qu’il la toisait avec un air sombre. Cela faisait moins d’une semaine qu’elle l’avait vu pour la dernière fois… six jours pour être exacte, ce qui représentait à peine une poignée d’heures et de minutes. Trois fois rien, si on considérait le fait qu’elle le connaissait depuis à peine un mois. Et pourtant, elle avait l’impression que l’espace dans lequel elle se trouvait, le campus, la ville entière étaient transformés maintenant qu’il était rentré.

Une myriade de possibilités. C’était ce qu’elle entrevoyait en présence d’Adam. De quoi, elle ne savait pas trop.

— Vous êtes…

Elle avait la bouche sèche. Phénomène de grand intérêt scientifique, vu qu’elle avait bu une gorgée d’eau à peine dix secondes auparavant.

Vous êtes rentré.

— En effet.

Elle n’avait pas oublié sa voix. Ni sa taille. Ni la manière dont ses foutus vêtements semblaient cousus sur lui. Elle n’aurait jamais pu… Elle disposait de deux lobes temporaux, tout à fait fonctionnels et gentiment logés à l’intérieur son crâne, ce qui signifiait qu’elle était parfaitement capable d’encoder et de stocker des souvenirs. Elle n’avait rien oublié, et elle ne savait pas pourquoi à cet instant précis, elle avait l’impression inverse.

— Je croyais… Je ne…

C’est ça, Olive. Merveilleux. Très éloquent.

— Je ne savais pas que vous étiez rentré.

Son visage était un peu fermé, mais il hocha la tête.

— J’ai pris un vol tard hier soir.

— Oh.

Elle aurait probablement dû préparer quelque chose à dire, mais elle n’avait pas prévu de le voir avant mercredi. Si elle avait anticipé, elle ne serait peut-être pas accoutrée de son plus vieux legging et de son tee-shirt le plus usé, et ses cheveux n’auraient pas été en pagaille. Non pas qu’elle entretînt l’illusion qu’Adam l’aurait remarqué si elle avait porté un maillot de bain ou une robe de soirée. Mais quand même.

— Vous voulez vous asseoir ?

Elle se pencha pour ramasser son téléphone et son calepin, faisant de la place de l’autre côté de la table. Ce fut seulement quand il hésita avant de s’asseoir qu’il lui vint à l’esprit qu’il n’avait peut-être aucune intention de rester, mais qu’à présent, il pouvait se sentir obligé de le faire. Il s’installa gracieusement sur la chaise, tel un gros chat.

Joli travail, Olive. Comment ne pas adorer un être désespéré prêt à tout pour avoir de l’attention ?

— Vous n’êtes pas obligé. Je sais que vous êtes occupé. Tant de bourses MacArthur à remporter, d’étudiants à brutaliser et de brocolis à dévorer.

Il aurait sans doute préféré se trouver n’importe où ailleurs. Elle se mordit l’ongle du pouce, se sentant coupable, sur le point de paniquer, et…

Et il sourit. Soudain, ses joues se creusèrent de fossettes qui modifièrent complètement son visage. L’air se raréfia. Olive pouvait à peine respirer.

— Vous savez, il y a une nuance entre vivre de brownies et se nourrir exclusivement de brocolis.

Elle afficha un grand sourire, sans autre raison que… Adam était , avec elle. Et il souriait.

— Même pas vrai !

Il secoua la tête, souriant toujours.

— Comment allez-vous ?

Mieux maintenant.

— Bien. Comment c’était à Boston ?

— Bien.

— Je suis contente que vous soyez rentré. Je suis sûre que le taux des étudiants qui abandonnent la biologie est en forte baisse. On ne peut pas se le permettre.

Il lui adressa un regard indulgent, lourd de sens.

— Vous avait l’air fatiguée, petite maligne.

— Oh. Oui, je…

Elle se frotta la joue, s’efforçant d’oublier ses complexes, comme elle avait toujours mis un point d’honneur à le faire. Il n’aurait pas été plus malin de se demander à quoi ressemblait la femme qu’Holden avait mentionnée l’autre jour. Probablement renversante. Probablement féminine, toute en courbes ; quelqu’un qui avait vraiment besoin de porter un soutien-gorge, qui n’était pas constellée de taches de rousseur, qui maîtrisait l’art de l’eye-liner liquide.

— Je vais bien. Semaine chargée, cela dit, ajouta-t-elle en se massant la tempe.

Il pencha la tête.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien… Mes amis sont débiles, et je les déteste.

Elle se sentit aussitôt coupable et fit la grimace.

— En fait, je ne les déteste pas. Je déteste le fait de les aimer, par contre.

— On parle bien de l’amie à la crème solaire, Anh ?

— La seule et l’unique. Et de mon colocataire, aussi, qui manque cruellement de bon sens.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— Ils…, commença Olive, en faisant pression sur ses yeux. C’est une longue histoire. Ils ont déjà trouvé d’autres logements pour la SBD. Ça veut dire que je dois me trouver quelque chose maintenant.

— Pourquoi ont-ils fait ça ?

— Parce que…

Elle ferma brièvement les yeux et soupira.

— Parce qu’ils ont supposé que je voudrais dormir avec vous. Vu que vous êtes mon… vous savez. « Petit ami ».

Il se figea quelques secondes. Avant de répondre :

— Je vois.

— Oui. Une supposition plutôt audacieuse, mais…

Elle écarta les bras, fataliste.

Il se mordit l’intérieur de la joue, l’air pensif.

— Je suis désolé que vous ne puissiez pas partager une chambre avec eux.

Elle fit un geste désinvolte.

— Oh, ce n’est pas le problème. Ça aurait été sympa, mais maintenant, il faut que je trouve quelque chose d’autre à proximité, et il n’y a aucune option dans mon budget, expliqua-t-elle en baissant les yeux sur son écran.

J’envisage de réserver ce motel qui est à une heure de route et…

— Ils ne risquent pas de s’en rendre compte ?

Elle détourna les yeux de la photo pixellisée et louche de l’endroit en question.

— Hmm ?

— Anh ne va-t-elle pas se rendre compte que vous ne restez pas avec moi ?

Oh.

— Où est-ce que vous séjournez ?

— À l’hôtel de la conférence.

Bien sûr.

— Eh bien, reprit-elle en se grattant le nez. Je ne lui en parlerai pas. Je ne pense pas qu’elle y fera attention.

— Mais elle le remarquera si vous partez à une heure de route.

— Je…

Oui. Ils le remarqueraient, poseraient des questions, et Olive devrait trouver un tas d’excuses et encore plus de contrevérités pour gérer ça.

Ajouter quelques blocs à cette tour Jenga de mensonges qu’elle construisait depuis des semaines.

— Je me débrouillerai.

Il acquiesça lentement.

— Je suis désolé.

— Oh, c’est pas votre faute.

— On pourrait facilement en débattre en fait.

— Pas du tout.

— Je proposerais bien de payer pour votre chambre d’hôtel, mais je doute qu’il reste quoi que ce soit dans un rayon de quinze kilomètres.

— Oh, non, reprit-elle en secouant la tête avec insistance. Et je n’accepterais pas. Ce n’est pas une tasse de café. Et un scone. Et un cookie.

Et un frappuccino à la citrouille.

Elle battit des cils et se pencha en avant, essayant de changer de sujet.

— Ce qui, d’ailleurs, est nouveau sur la carte. Si vous m’en offriez un, ça égayerait ma journée.

— Bien sûr.

Il semblait un peu nauséeux.

— Génial, reprit-elle, avec un large sourire. Je crois que c’est moins cher aujourd’hui, une sorte de promotion du mardi, donc…

— Mais vous pourriez partager ma chambre.

La façon dont il le proposait, sur un ton calme et sensé, donnait presque l’impression que ce n’était pas une affaire d’État. Et Olive faillit tomber dans le panneau, jusqu’à ce que ses oreilles et son cerveau semblent enfin se connecter l’un à l’autre et qu’elle parvienne à saisir le sens de ses propos.

Qu’elle.

Pouvait partager.

Sa chambre.

Olive savait pertinemment ce que partager les quartiers de quelqu’un signifiait, même pour un laps de temps très court. Dormir dans la même chambre impliquait de voir des pyjamas embarrassants, d’établir un roulement pour la salle de bains, d’entendre quelqu’un se retourner dans tous les sens pour trouver une position confortable sous les draps. Dormir dans la même chambre impliquait… Non. Hors de question. C’était une très mauvaise idée. Et Olive commençait à se dire qu’elle avait atteint son quota pour un moment. Donc elle s’éclaircit la voix.

— Je ne pourrais pas, en fait.

Il acquiesça calmement. Mais ensuite, ensuite il demanda tout aussi calmement « Pourquoi ? », et elle eut envie de se cogner la tête contre la table.

— Je ne pourrais pas.

— C’est une chambre double, bien sûr, argumenta-t-il, comme si cette information aurait pu la faire changer d’avis.

— Ce n’est pas une bonne idée.

— Pourquoi ?

— Parce que les gens penseront que…

Elle remarqua le regard d’Adam et se tut aussitôt.

— Bon, d’accord. Ils le pensent déjà. Mais bon.

— Mais ?

— Adam, dit-elle en se massant le front. Il n’y aura qu’un seul lit.

Il fronça les sourcils.

— Non, comme je vous l’ai dit, c’est une chambre double…

— Non. Ça ne sera pas le cas. Il n’y aura qu’un seul lit, c’est certain.

Il lui jeta un regard perplexe.

— J’ai reçu la confirmation de réservation l’autre jour. Je peux vous la transférer si vous voulez ; elle dit que…

— Peu importe ce qu’elle dit. C’est toujours un seul lit.

Il la dévisagea, l’air confus, et elle soupira. De toute évidence, il n’avait jamais regardé de comédie romantique ou lu de romance de sa vie.

— C’est rien. Oubliez.

— Mon symposium fait partie d’un atelier qui se tient la veille de la conférence, et j’interviendrai le premier jour du colloque. Je dispose de la chambre pour toute la durée de l’événement, mais je devrai sans doute assister à des réunions après la deuxième nuitée, donc vous seriez seule dès le troisième soir. Nos emplois du temps ne se chevaucheraient qu’une seule nuit.

La façon logique, méthodique dont il listait les raisons pour lesquelles elle devrait tout simplement accepter son offre fit monter en elle une vague de panique.

— Ça me paraît une mauvaise idée.

— D’accord. Mais je ne vois pas pourquoi.

— Parce que.

Parce que je n’ai pas envie. Parce que je suis accro. Parce que ça sera pire, après ça. Parce qu’on sera la semaine du 29 septembre, et que je fais mon possible pour éviter d’y penser.

Craignez-vous que j’essaie de vous embrasser sans votre consentement ? Que je m’assoie sur vos genoux, ou que je vous tripote sous prétexte de vous appliquer de la crème solaire ? Parce que je ne ferais jamais…

Olive lui jeta son téléphone. Il l’attrapa au vol, examina sa coque pailletée décorée d’acides aminés avec une expression ravie, puis le posa délicatement à côté de son ordinateur.

— Je vous déteste, lui dit-elle, la mine sombre.

Impossible de déterminer si elle faisait la moue ou si elle souriait.

Les lèvres d’Adam frémirent.

— Je sais.

— Est-ce que j’arriverai un jour à faire quelque chose qui tienne la route ?

— Peu probable. Et si c’est le cas, un nouveau truc finira bien par vous tomber dessus.

Elle soupira, croisant les bras sur sa poitrine, et ils échangèrent un petit sourire.

— Je peux demander à Holden ou à Tom de m’héberger et vous laisser ma chambre, suggéra-t-il. Mais ils savent que j’en ai déjà une, donc je devrais inventer des excuses…

— Non, je ne vais pas vous virer de votre chambre, protesta-t-elle en se passant la main dans les cheveux. Vous détesteriez ça.

Il pencha la tête.

— Quoi donc ?

— Partager une chambre avec moi.

— Ah oui ?

— Oui. Vous semblez être le genre de personne qui…

Vous semblez apprécier de garder les autres à distance, de ne pas faire de compromis et de toujours rester un mystère. Vous semblez très peu vous soucier de ce que les gens pensent de vous. Vous semblez savoir ce que vous faites. Vous semblez à la fois horrible et génial. Et la simple idée qu’il existe une personne à qui vous aimeriez vous ouvrir, une personne qui n’est pas moi, me donne envie de quitter cette table.

— … qui aime avoir de l’air.

Il soutint son regard.

— Olive. Je pense que ça va aller.

— Mais si ça finissait par ne pas aller, vous seriez coincé avec moi.

— C’est seulement pour une nuit.

Sa mâchoire se crispa puis se détendit, et il ajouta :

— Nous sommes amis, non ?

Ses propres paroles, renvoyées en pleine poire. Je ne veux pas être votre amie, était-elle tentée de rétorquer. Le truc, c’était qu’elle ne voulait pas non plus ne pas être son amie. Ce qu’elle voulait était complètement inaccessible, et il fallait qu’elle fasse une croix dessus. Qu’elle l’efface de son cerveau.

— Oui. Nous le sommes.

— Alors, si c’est le cas, évitez de prendre les transports publics tard le soir dans une ville que vous ne connaissez pas. Faire du vélo sur des routes sans pistes cyclables est assez dangereux comme ça, marmonna-t-il, et elle sentit aussitôt un poids lui plomber l’estomac. Il essayait de se comporter en ami. Il tenait à elle, et au lieu de se satisfaire de ce qu’elle avait, il fallait qu’elle gâche tout et… qu’elle veuille plus.

Elle prit une profonde inspiration.

— Vous êtes sûr ? Que ça ne vous dérangerait pas ?

Il hocha la tête en silence.

— D’accord, dans ce cas. D’accord, insista-t-elle en se forçant à sourire.

Vous ronflez ?

Il pouffa.

— Je ne sais pas.

— Oh, arrêtez un peu ! Comment pouvez-vous ne pas savoir ?

Il haussa les épaules.

— Je ne sais pas, c’est tout.

— Eh bien, ça signifie probablement que vous ne ronflez pas. Sinon, quelqu’un vous l’aurait dit.

— Quelqu’un ?

— Un colocataire.

Il lui vint à l’esprit qu’Adam avait trente-quatre ans et n’avait sans doute pas eu de colocataire depuis une décennie.

— Ou une petite amie.

Il sourit vaguement et baissa les yeux.

— Je suppose que ma « petite amie » me le dira après la conférence, dans ce cas.

Il avait parlé sur un ton calme, sans prétention, essayant visiblement de blaguer, mais Olive se sentit rougir et n’arrivait plus à le regarder. À la place, elle tritura un fil qui dépassait de son gilet et chercha quelque chose à dire.

— Mon stupide article ! lança-t-elle, avant de se racler la gorge. Il a été sélectionné pour la conférence.

Il croisa son regard.

— Pour faire partie des intervenants ?

— Oui.

— Vous n’êtes pas contente ?

— Non.

Elle grimaça.

— C’est parce que vous devrez parler en public ?

Il s’en était souvenu. Bien sûr.

— Oui. Ça va être atroce.

Adam l’observait en silence. Sans dire que tout irait bien, ni que son intervention se passerait sans encombre, ni qu’elle exagérait et négligeait le caractère fantastique de cette occasion. Le fait qu’il acceptait calmement son anxiété avait l’effet opposé de l’enthousiasme du Dr Aslan : ça la détendait.

— Quand j’étais en troisième année de doctorat, expliqua-t-il doucement, mon directeur de recherche m’a envoyé participer à un congrès à sa place. Il me l’a annoncé deux jours avant, sans me fournir de diapositives ou de script. Seulement le titre de l’intervention.

— Waouh.

Olive essayait d’imaginer ce que ça lui aurait fait, qu’on attende d’elle qu’elle accomplisse quelque chose d’aussi intimidant avec si peu de préparation. En même temps, elle s’émerveillait qu’Adam révèle un détail personnel sans qu’elle l’ait demandé.

— Pourquoi a-t-il fait ça ?

— Qui sait ?

Il pencha la tête, fixant un point au-dessus de la tête d’Olive. Il y avait un soupçon d’amertume dans sa voix.

— Parce qu’il a eu une urgence. Parce qu’il pensait que ce serait formateur. Parce qu’il pouvait se le permettre.

Olive était prête à le parier. Elle ne connaissait pas l’ancien directeur de recherche d’Adam, mais le monde universitaire ressemblait beaucoup à un club de vieux garçons, où ceux qui détenaient le pouvoir aimaient profiter de ceux qui n’en avaient pas sans se soucier des conséquences.

— Ça l’a été ? Formateur ?

Il haussa de nouveau les épaules.

— Autant que peut l’être tout ce qui tient éveillé en état de panique pendant quarante-huit heures d’affilée.

Olive sourit.

— Et comment vous en êtes-vous sorti ?

— Je m’en suis sorti…, commença-t-il, les lèvres pincées. Pas assez bien.

Il garda le silence un long moment, les yeux rivés sur quelque chose derrière la fenêtre du café.

— Mais bon, rien n’était jamais assez bien.

Il semblait impossible que quelqu’un évalue les réussites scientifiques d’Adam et les juge insuffisantes. Ou qu’il puisse un jour être considéré comme quoi que ce soit d’autre que le meilleur dans sa discipline. Était-ce pour cette raison qu’il se montrait aussi sévère avec les autres ? Parce qu’on lui avait appris à s’imposer le même niveau d’exigence ?

— Vous êtes toujours en contact avec lui ? Votre directeur de recherche, je veux dire.

— Il est retraité maintenant. Tom a repris son labo.

C’était une réponse tellement obscure, aux termes soigneusement choisis. Olive ne pouvait s’empêcher d’être curieuse.

— Vous l’aimiez bien ?

— C’est compliqué, commença-t-il en se frottant la mâchoire, l’air pensif et distant. Non. Non, je ne l’appréciais pas. Toujours pas, d’ailleurs.

Il était…

Il mit tellement de temps à terminer sa phrase qu’elle faillit renoncer.

Mais il reprit, tout en contemplant le soleil de fin d’après-midi qui disparaissait derrière les chênes.

— Brutal. Mon directeur de recherche était brutal.

Elle ricana, et Adam la regarda, l’air confus.

— Désolée, plaida-t-elle en riant toujours un peu. Mais c’est marrant, de vous entendre vous plaindre de votre ancien mentor. Parce que…

— Parce que ?

— Parce qu’il a l’air d’être exactement comme vous.

— Je n’ai rien de commun avec lui, protesta-t-il, plus sèchement qu’Olive aurait pu s’y attendre.

Elle poussa un grognement.

— Adam, je suis quasiment sûre que si nous demandions à n’importe qui d’utiliser un seul mot pour vous décrire, « brutal » sortirait une fois sur dix.

Elle le vit se raidir avant même qu’elle ait fini de parler, la ligne formée par ses épaules soudain tendue et rigide, sa mâchoire crispée et légèrement tremblante. Son premier instinct lui dictait de s’excuser, mais elle ne savait pas trop de quoi. Ses paroles n’avaient rien d’inédit – ils avaient déjà évoqué sa façon d’enseigner directe et intransigeante, et il l’avait toujours accepté sans sourciller. Voire assumé. Et pourtant, il avait les poings serrés, et son regard était plus sombre que d’habitude.

— Je… Adam, est-ce que j’ai…, balbutia-t-elle, mais il l’interrompit avant qu’elle puisse poursuivre.

— Tout le monde a des problèmes avec son directeur de recherche, dit-il, et il y avait quelque chose de définitif dans sa voix qui l’encouragea à ne pas terminer sa phrase. À ne pas demander « Que s’est-il passé ? Où vouliez-vous en venir ? »

Donc elle déglutit et hocha la tête.

— Le Dr Aslan est…

Elle hésita. Les articulations d’Adam n’étaient plus aussi blanches, et sa tension musculaire se dissipait lentement. Il était possible qu’elle ait tout imaginé. Oui, c’était forcément le cas.

— Elle est super. Mais parfois, j’ai l’impression qu’elle ne comprend pas vraiment que j’ai besoin de plus…

De supervision. De soutien. De conseils pratiques, au lieu d’encouragements aveugles.

— Je ne suis même pas sûre de savoir de quoi j’ai besoin. Je pense que ça fait partie du problème… Je ne suis pas très douée pour communiquer.

Il hocha la tête et eut l’air de choisir ses mots avec précaution.

— C’est dur, de diriger quelqu’un. Personne ne vous apprend comment faire. Nous sommes entraînés à devenir des scientifiques, mais en tant qu’enseignants, c’est aussi notre rôle de nous assurer que les étudiants apprennent à produire une science rigoureuse. Je tiens mes étudiants pour responsables et je mets la barre haut. Ils ont peur de moi, et ce n’est pas grave. Les enjeux sont importants, et si avoir peur signifie qu’ils prennent leur formation au sérieux, alors ça me va.

Elle pencha la tête.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Mon travail consiste à m’assurer que mes étudiants ne deviennent pas des scientifiques médiocres. Ça signifie que je dois leur ordonner de recommencer leurs expériences ou de réviser leurs hypothèses. Ça fait partie du jeu.

Olive n’avait jamais particulièrement cherché à plaire, mais Adam se moquait tellement de l’image qu’il renvoyait que c’en était presque fascinant.

— Ça vous est vraiment égal ? demanda-t-elle, curieuse. Que vos étudiants puissent ne pas vous apprécier en tant que personne ?

— Ouais. Je ne les apprécie pas tellement, moi non plus.

Elle pensa à Jess, Alex et aux six autres doctorants et post-doctorants supervisés par Adam qu’elle ne connaissait pas très bien. L’idée qu’il les trouve aussi agaçants qu’eux le trouvaient despotique la fit glousser.

— Pour être honnête, je n’apprécie pas les gens en général.

— Exact.

Ne pose pas la question, Olive. Ne pose pas la question.

— Et moi, vous m’appréciez ?

Une microseconde d’hésitation tandis qu’il pressait ses lèvres l’une contre l’autre.

— Non. Vous êtes une petite maligne avec un goût épouvantable en matière de boissons.

Il toucha du doigt le coin de son iPad, un petit sourire aux lèvres.

— Envoyez-moi votre Powerpoint.

— Mon Powerpoint ?

— Pour votre présentation. J’y jetterai un coup d’œil.

Olive essayait de ne pas le regarder bouche bée.

— Oh… Vous… Je ne suis pas votre étudiante. Vous n’avez pas à faire ça.

— Je sais.

— Vous n’avez vraiment pas à…

— J’en ai envie, assura-t-il à voix basse, et quand il la regarda dans les yeux, Olive dut tourner la tête parce qu’elle sentit un pincement dans sa poitrine.

— D’accord.

Elle réussit enfin à arracher le fil qui dépassait de sa manche.

— Quelles sont les chances que vos retours me donnent envie de pleurer sous la douche ?

— Ça dépend de la qualité de votre prez.

Elle sourit.

— Ne vous sentez pas obligé de me ménager.

— Croyez-moi, ce n’est pas le cas.

— Bien. Super.

Elle soupira, mais c’était rassurant, de savoir qu’il allait jeter un coup d’œil à son travail.

— Est-ce que vous viendrez à ma présentation ? s’entendit-elle demander, tout aussi surprise par sa question qu’Adam semblait l’être.

— Je… Voulez-vous que je vienne ?

Non. Non, ça va être horrible, et humiliant, et probablement un désastre, et vous allez me voir dans la pire et la plus vulnérable des postures. Il vaut probablement mieux que vous vous enfermiez dans la salle de bains pendant toute la session. Juste pour éviter que vous entriez par accident et que vous me voyiez me couvrir de ridicule.

Et pourtant. La seule idée qu’il soit là, assis dans le public, rendait la perspective de cette intervention moins intolérable. Il n’était pas son directeur de recherche, et il ne serait pas en mesure de faire grand-chose si on la harcelait de questions, ou si le vidéoprojecteur cessait de fonctionner en plein milieu de son exposé. Mais ce n’était peut-être pas de ça qu’elle avait besoin.

Ça la frappa alors. Pourquoi elle trouvait Adam si spécial. Peu importait sa réputation, ou à quel point leur rencontre avait été chaotique, depuis le tout début, Olive avait toujours senti qu’il était de son côté… Encore et toujours, et d’une manière qu’elle n’aurait jamais pu soupçonner. Il lui donnait l’impression de ne pas se sentir jugée. D’être moins seule.

Elle expira lentement. Cette prise de conscience aurait dû être perturbante, mais avait un effet curieusement apaisant.

— Oui, lui répondit-elle, se disant que ça pourrait tout à fait bien se passer.

Elle n’obtiendrait peut-être jamais ce qu’elle voulait d’Adam, mais pour l’instant, il faisait au moins partie de sa vie. Elle allait devoir s’en contenter.

— Je viendrai, dans ce cas.

Elle se pencha en avant.

— Avez-vous l’intention poser une question interminable, cruciale, qui me fera divaguer et perdre le respect de mes pairs, fragilisant pour toujours ma place dans le domaine de la biologie ?

— C’est possible, répondit-il en souriant. Et si je vous achetais cette répugnante (Adam indiqua le comptoir) gadoue à la citrouille maintenant ?

Elle afficha un grand sourire.

— Oh, oui ! Enfin, si vous voulez.

— Je préférerais vous offrir n’importe quoi d’autre.

— Dommage.

Olive se leva d’un bond et se dirigea vers le comptoir en le tirant par la manche. Adam obéit docilement, marmonnant quelque chose au sujet d’un café noir qu’Olive choisit d’ignorer.

T’en contenter, se répéta-t-elle. Ce que tu as aujourd’hui, il va falloir t’en contenter.

CHAPITRE 14

HYPOTHÈSE : Cette conférence sera ce qui peut arriver de pire à ma carrière, mon bien-être et ma santé mentale.

 

Il y avait deux lits dans la chambre d’hôtel.

Deux lits doubles, pour être exacte, et tandis qu’elle les regardait fixement, Olive sentit ses épaules s’affaisser de soulagement et dut réprimer sa folle envie de brandir un poing victorieux. Dans vos faces, les stupides comédies romantiques ! Elle avait peut-être craqué pour le type avec qui elle faisait semblant de sortir comme une idiote née de la dernière pluie, mais au moins, elle ne partagerait pas de sitôt un lit avec lui. Vu les deux dernières semaines désastreuses qu’elle venait de passer, elle avait vraiment besoin d’une victoire.

De nombreux détails indiquaient qu’Adam avait dormi dans le lit le plus près de l’entrée – un livre posé sur la table de chevet dans une langue qui ressemblait à de l’allemand, une clé USB, le même iPad avec lequel elle l’avait vu à différentes occasions, un chargeur d’iPhone fiché dans la prise de courant. Un attaché-case posé au pied du lit, noir et visiblement hors de prix. Contrairement à celui d’Olive, il ne provenait sans doute pas d’un bac de produits soldés au supermarché.

— J’imagine que c’est le mien, murmura-t-elle, s’asseyant sur le lit le plus près de la fenêtre et rebondissant plusieurs fois pour tester la fermeté du matelas.

C’était une jolie chambre. Pas outrageusement chic, mais Olive était soudain reconnaissante envers Adam pour ses ronchonnements et son regard atterré quand elle avait proposé d’en payer la moitié. Au moins, l’endroit était assez spacieux pour leur éviter de se frôler au moindre mouvement. Elle n’aurait pas l’impression de vivre une version sadique de sept minutes au paradis en partageant cette chambre avec lui.

Non pas qu’ils passeraient beaucoup de temps ensemble. Elle avait sa présentation dans deux heures – beurk – puis elle se rendrait à la soirée

organisée par le département et traînerait avec ses amis jusqu’à… eh bien, aussi tard que possible. Il y avait de fortes chances qu’Adam ait déjà des tonnes de réunions prévues, et peut-être qu’ils ne se croiseraient même pas.

Olive serait endormie quand il rentrerait ce soir-là, et le lendemain matin, l’un d’entre eux ferait semblant de ne pas se réveiller pendant que l’autre se préparerait. Tout allait bien se passer. Rien de bien méchant. Au moins la situation n’empirerait-elle pas.

D’habitude, la tenue que portait Olive en conférence était composée d’un jean noir et de son gilet le moins effiloché, mais quelques jours plus tôt, Anh avait fait remarquer que l’ensemble était peut-être trop informel pour une allocution. Après avoir soupiré pendant des heures, Olive avait décidé d’apporter la robe portefeuille noire qu’elle avait achetée en solde avant son entretien d’entrée en doctorat, et des escarpins assortis empruntés à la sœur d’Anh. Ça lui avait paru une bonne idée sur le moment, mais dès qu’elle se glissa dans la salle de bains pour enfiler la robe, elle s’aperçut qu’elle avait dû rétrécir au dernier lavage. Elle tombait maintenant bien au-dessus des genoux. Elle bougonna et prit une photo pour Anh et Malcolm, qui lui répondirent, respectivement, « Toujours appropriée pour une conférence » avec une émoticône flamme. Olive priait pour qu’Anh ait raison tandis qu’elle se coiffait et se bagarrait contre son mascara desséché…Voilà qui lui apprendrait à acheter du maquillage cheap.

Elle venait de sortir de la salle de bains, répétant sa présentation à voix basse, quand la porte s’ouvrit et quelqu’un – Adam, bien sûr que c’était Adam – entra. Il tenait la clé d’une main et tapait de l’autre sur son téléphone, mais il s’interrompit dès qu’il leva les yeux et qu’il vit Olive. Sa bouche s’ouvrit, et…

Et voilà. Elle resta juste ouverte.

— Salut.

Olive se força à sourire. Son cœur faisait un truc bizarre dans sa poitrine. Il battait un peu trop vite. Elle devrait probablement consulter dès qu’elle rentrerait. On ne prenait jamais trop soin de sa santé cardio-vasculaire.

— Salut.

Il ferma la bouche et s’éclaircit la voix.

— Vous êtes…

Il déglutit et se dandina.

— Là.

— Oui, acquiesça-t-elle en souriant toujours. Fraîchement débarquée.

Mon vol est arrivé à l’heure, étonnamment.

Adam semblait un peu au ralenti. Peut-être à cause du décalage horaire, ou peut-être qu’il était sorti tard la veille avec ses célèbres amis scientifiques, ou avec la femme mystérieuse dont Holden avait parlé. Il se contentait de regarder fixement Olive, silencieux quelques instants, et quand il prit la parole, ce ne fut que pour dire ; — Vous avez l’air…

Elle baissa les yeux sur sa tenue, se demandant si son maquillage avait déjà coulé. Elle l’avait appliqué trois minutes plus tôt, donc c’était fort probable.

— Professionnelle ?

— Ce n’est pas ce que je…

Adam ferma les yeux et secoua la tête, comme pour reprendre ses esprits.

— Mais, oui. Vous faites pro. Comment allez-vous ?

— Bien. À merveille. Enfin, je préférerais être morte. Mais à part ça…

Il rit en silence et s’approcha.

Ça va aller.

Elle avait cru que les pull-overs lui allaient bien, mais seulement parce qu’elle ne l’avait jamais vu porter un blazer. Il avait une arme secrète depuis le départ, se dit-elle, s’efforçant de ne pas trop le regarder. Et c’est maintenant qu’il la sort. Quel enfoiré.

— Oui, concéda-t-elle en se passant la main dans les cheveux, toujours souriante. Tout ira bien une fois que je serai morte.

— Mais vraiment. Vous avez un script. Vous l’avez mémorisé. Votre Powerpoint tient la route.

— Je pense qu’il était mieux avant que vous me fassiez changer le fond.

— Il était vert acide.

— Je sais. Ça me donnait la pêche.

— Ça me donnait la nausée.

— Hmm. Enfin bref, merci encore de m’avoir aidée.

Et d’avoir répondu aux 139 questions que j’ai posées. Merci d’avoir mis moins de dix minutes à répondre à mes mails, chaque fois, même quand il était 5 h 30 du matin et que vous avez mal écrit « consensus », ce qui est surprenant de votre part, j’en déduis donc que vous étiez sûrement à moitié réveillé.

— Et de me laisser squatter avec vous.

— Aucun problème.

Elle se gratta le nez.

— J’ai cru comprendre que vous utilisez ce lit, donc j’ai mis mes affaires ici, mais si vous…

— Non, c’est bien là que j’ai dormi hier soir.

— D’accord.

Elle n’était pas du tout en train de compter les centimètres qui séparaient les deux lits. Absolument pas.

— Comment se passe la conférence jusqu’ici ?

— Comme d’habitude. J’ai surtout passé mon temps à Harvard pour quelques réunions avec Tom. Je ne suis revenu que pour déjeuner.

L’estomac d’Olive gargouilla bruyamment à la seule mention de nourriture.

— Ça va ?

— Oui. Je crois que j’ai oublié de manger aujourd’hui.

Il parut surpris.

— Je ne vous en croyais pas capable.

— Eh ! s’exclama-t-elle en le foudroyant du regard. Les niveaux abyssaux de désespoir que j’ai atteints la semaine dernière requéraient un nombre de calories faramineux, au cas où vous… Qu’est-ce que vous faites ?

Adam fouillait son attaché-case, cherchant quelque chose qu’il tendit à Olive.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des calories. Pour combler vos abysses de désespoir.

— Oh.

Elle accepta et examina ensuite la barre protéinée, s’efforçant de retenir ses larmes. Ce n’était que de la nourriture. Sans doute un en-cas qu’il avait apporté pour le vol et finalement décidé de ne pas manger. Il n’avait aucune raison de désespérer, après tout. Il était le Dr Adam Carlsen.

— Merci. Est-ce que…

L’emballage de la barre protéinée crissa lorsqu’elle la fit passer d’une main à l’autre.

— Est-ce que vous venez toujours à ma présentation ?

— Bien sûr. C’est quand exactement ?

— Aujourd’hui à 16 heures, salle 278. Session 3-b. La bonne nouvelle, c’est qu’elle chevauche partiellement l’inauguration, ce qui signifie qu’avec un peu de chance, seules quelques personnes viendront…

Adam se raidit ostensiblement. Olive hésita.

— Sauf si vous comptiez aller à l’inauguration ?

Adam s’humecta les lèvres.

— Je…

Le regard d’Olive choisit ce moment précis pour tomber sur le badge qui pendait à son cou.