Doctorante

Département de Biologie, Université de Stanford

 

Si Tom Benton, extraordinaire chercheur sur le cancer, venait à Stanford et accordait à Olive dix minutes de son temps, elle pourrait le convaincre de l’aider à sortir de son impasse !

Enfin… peut-être.

Olive était nettement meilleure pour faire concrètement des recherches que pour vendre leur intérêt aux autres. La communication scientifique et

les interventions en public de toutes sortes étaient assurément ses points faibles. Mais elle avait une chance de montrer à Benton à quel point ses résultats étaient prometteurs. Elle pourrait lister les bénéfices cliniques de son travail, et détailler le peu qu’il lui manquait pour faire de son projet un immense succès. Tout ce dont elle avait besoin, c’était d’un plan de travail au calme dans un coin, de deux cents de ses souris de laboratoire, et d’un accès illimité à son microscope électronique à vingt millions de dollars.

Benton ne remarquerait même pas sa présence.

Olive se dirigea vers la salle de pause, tout en rédigeant mentalement un discours passionné expliquant qu’elle était toute disposée à utiliser ses installations uniquement pendant la nuit et à limiter sa consommation d’oxygène à moins de cinq respirations par minute. Elle se servit une tasse du café sans goût, et en se retournant, elle se retrouva nez à nez avec quelqu’un qui la foudroyait du regard.

Elle sursauta tellement qu’elle faillit se brûler.

— Nom de Dieu !

Elle plaqua une main sur sa poitrine, prit une profonde inspiration, et se cramponna à sa tasse ScoobyDoo.

— Anh. Tu m’as foutu la trouille.

— Olive.

C’était mauvais signe. Anh ne l’appelait jamais Olive… jamais, sauf quand elle la grondait parce qu’elle rongeait ses ongles jusqu’au sang ou qu’elle mangeait des oursons multivitaminés en guise de dîner.

— Salut ! Comment s’est passé ton…

— L’autre soir.

Et merde.

— … week-end ?

— Le Dr. Carlsen.

Merde, merde, merde.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Je vous ai vus ensemble tous les deux.

— Oh. Vraiment ?

Le ton surpris d’Olive semblait péniblement faux, même à ses propres oreilles. Elle aurait peut-être dû s’inscrire au club de théâtre du lycée, au lieu de pratiquer toutes les activités sportives proposées.

— Oui. Ici même, dans le département.

— Oh. Cool. Hmm, je ne t’ai pas vue, sinon je t’aurais dit bonjour.

Anh fronça les sourcils.

— Oli. Je t’ai vue. Je t’ai vue avec Carlsen. Tu sais que je t’ai vue, et je sais que tu sais que je t’ai vue, parce que tu m’évites depuis.

— C’est faux.

Anh lui adressa un de ses formidables regards qui disaient : « Arrête tes conneries. » C’était probablement celui qu’elle utilisait en tant que présidente du syndicat étudiant, présidente de l’association des femmes scientifiques de Stanford, et directrice de l’organisation pour les scientifiques de couleur. Rien ne pouvait résister à Anh. Elle était redoutable et indomptable, et Olive adorait ça chez elle… sauf à cet instant précis.

— Tu n’as répondu à aucun de mes messages ces deux derniers jours.

D’habitude, on s’écrit toutes les heures.

En effet. Plusieurs fois même. Olive fit passer sa tasse dans sa main gauche, pour nulle autre raison que de gagner du temps.

— J’étais… occupée ?

— Occupée ? s’indigna Anh. Occupée à embrasser Carlsen ?

— Oh. Oh, ça. C’était juste…

Anh hocha la tête, comme pour l’encourager à terminer sa phrase.

Quand il devint évident qu’Olive n’y arriverait pas, Anh poursuivit à sa place.

— C’était – le prends pas mal, Oli – mais c’était le baiser le plus bizarre que j’aie jamais vu.

Calme. Reste calme. Elle ne sait pas. Elle ne peut pas savoir.

— J’en doute, rétorqua faiblement Olive. Pense un peu à ce baiser la tête en bas dans SpiderMan. C’était nettement plus bizarre que…

— Oli, tu as dit que tu avais un rencard hier soir. Ne me dis pas que tu sors avec Carlsen ?

Elle fit une grimace.

Il aurait été tellement facile d’avouer la vérité. Depuis qu’elles avaient commencé l’université, Anh et Olive avaient fait des tas de trucs débiles, ensemble et séparément ; la fois où Olive avait paniqué et embrassé Adam Carlsen pourrait devenir une anecdote de plus, une dont elles riraient pendant leurs soirées bière et guimauve.

Ou pas. Il y avait une petite chance pour que, si Olive avouait son mensonge, Anh ne lui fasse plus jamais confiance. Ou qu’elle ne sorte jamais avec Jeremy. Et même si le fait d’imaginer sa meilleure amie avec son ex donnait légèrement la nausée à Olive, la perspective que ladite meilleure amie passe à côté du bonheur lui donnait carrément envie de vomir.

La situation était désespérément simple : Olive était seule au monde.

Elle l’était depuis longtemps, depuis le lycée. Elle s’était conditionnée à ne pas en faire tout un plat… Elle était convaincue que plein de gens seuls inscrivaient des noms et des numéros de téléphone inventés sur les formulaires de personnes à prévenir. Pendant sa licence et son master, se vouer corps et âme à la science lui avait permis de faire face. Et elle était toute disposée à passer le reste de sa vie terrée dans un labo avec un malheureux bécher et quelques pipettes pour fidèles compagnons jusqu’à…

Anh.

Dans un sens, ça avait été le coup de foudre. Le premier jour d’école doctorale. Dès la réunion d’orientation de la promo de biologie. Olive était entrée dans la salle de conférences, et s’était assise sur le premier siège libre qu’elle avait trouvé, pétrifiée. Elle était la seule femme dans la pièce, virtuellement seule dans une marée d’hommes blancs qui discutaient déjà de bateaux, d’un quelconque match diffusé la veille, et des meilleurs trajets en voiture. J’ai commis une terrible erreur, avait-elle songé. Le Mec des toilettes avait tort. Je n’aurais jamais dû venir ici. Je ne vais jamais m’intégrer.

Mais alors, une fille aux cheveux noirs bouclés et au joli visage rond s’était affalée dans le siège à côté du sien et avait marmonné : « On repassera pour la parité dans les disciplines scientifiques, pas vrai ? » Ce fut l’instant où tout avait changé.

Elles auraient seulement pu se serrer les coudes. Étant les deux seules à ne pas être des étudiants cis mâles blancs, elles auraient pu se soutenir en cas de besoin de déblatérer sur les autres et s’ignorer le reste du temps.

Olive avait beaucoup d’amis comme ça – tous, en fait, des connaissances accidentelles à qui elle pensait avec affection, mais pas très souvent. Anh, en revanche, avait été différente dès le départ. Peut-être parce qu’elles avaient vite découvert qu’elles adoraient passer leur samedi soir à manger des cochonneries et s’endormir devant des comédies romantiques. Peut-être à cause de la façon dont elle avait insisté pour traîner Olive au moindre groupe de soutien aux femmes scientifiques du campus, et avait mouché tout le monde avec ses commentaires pertinents. Peut-être parce qu’elle s’était confiée à Olive et lui avait expliqué à quel point ça avait été dur pour elle d’arriver là où elle en était à présent. La façon dont ses frères aînés se moquaient d’elle et la traitaient de nerd parce qu’elle adorait les maths depuis son plus jeune âge… une époque où être nerd n’était pas encore cool. La fois où un professeur de physique lui avait demandé si elle s’était trompée de salle le premier jour du semestre. Le fait qu’en dépit de ses notes et de son expérience en recherche, même son conseiller pédagogique avait paru sceptique quand elle avait décidé de poursuivre un cursus scientifique.

Olive, dont le chemin jusqu’au doctorat avait été rude mais loin de l’être autant, s’était sentie confuse. Puis folle de rage. Puis admirative, quand elle avait compris qu’Anh avait réussi à transformer ses doutes en pure combativité.

Et pour une raison obscure, Anh semblait apprécier Olive tout autant.

Quand la bourse d’Olive n’avait pas tout à fait couvert la fin du mois, Anh avait partagé sa soupe instantanée. Quand l’ordinateur d’Olive avait planté sans sauvegarde, Anh était restée debout toute la nuit pour l’aider à réécrire son article de cristallographie. Quand Olive n’avait eu nulle part où aller pendant les vacances, Anh avait ramené son amie chez elle dans le Michigan et laissé sa grande famille vietnamienne gaver Olive de plats délicieux et la chouchouter. Quand Olive s’était sentie trop bête pour le programme et avait envisagé d’abandonner, Anh l’en avait dissuadée.

Le jour où Olive avait croisé le regard d’Anh, une amitié fondatrice était née. Lentement, elles avaient commencé à inclure Malcolm et ils étaient devenus un trio, mais Anh… Anh était sa personne. Sa famille. Olive n’aurait même jamais cru ça possible pour quelqu’un comme elle.

Anh demandait rarement quoi que ce soit, et même si elles étaient amies depuis plus de deux ans, Olive ne l’avait jamais vue s’intéresser à quelqu’un… jusqu’à Jeremy. Aux yeux d’Olive, faire semblant de sortir avec Carlsen était la moindre des choses pour s’assurer du bonheur de son amie.

Alors elle prit son courage à deux mains, sourit, et s’efforça de garder un ton neutre en demandant :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire qu’on papote à longueur de journée, et tu n’as jamais mentionné Carlsen avant. Ma meilleure amie sort apparemment avec la superstar du département, et d’une manière ou d’une autre, je n’en ai jamais entendu parler ? Tu connais sa réputation, non ? C’est une blague ? Tu as une tumeur cérébrale ? C’est moi qui en ai une ?

Voilà ce qui arrivait chaque fois qu’Olive racontait un mensonge : elle finissait par en raconter d’autres pour couvrir le premier, et elle était terriblement mauvaise à ça, donc chaque bobard était encore plus gros et moins convaincant que le précédent. Impossible qu’elle puisse duper Anh.

Impossible qu’elle puisse duper qui que ce soit. Anh allait se mettre en colère, puis Jeremy allait se mettre en colère, suivi de Malcolm, et Olive allait se retrouver complètement seule. Le chagrin la ferait renvoyer de l’école doctorale. Elle allait perdre son visa et sa seule source de revenus, et rentrer au Canada où il neigeait tout le temps, où les gens mangeaient du cœur d’élan et…

— Salut.

Olive n’avait pas besoin de se retourner pour savoir que cette voix grave et monocorde était celle de Carlsen. Tout comme elle n’avait pas besoin de se retourner pour sentir que la lourde chaleur qui la stabilisait soudain, cette pression à la fois ferme et légère sur ses reins, provenait de la main de Carlsen. À peine deux centimètres au-dessus de son cul.

Bordel de merde.

Olive se tordit le cou et leva les yeux. Vers le haut. Tellement haut. Et encore un peu plus haut. Elle n’était pas petite, mais il était juste immense.

— Oh. Euh, salut.

— Tout va bien ? s’enquit-il en la regardant dans les yeux, sur un ton bas, intimiste.

Comme s’ils étaient seuls. Comme si Anh n’était pas là. Il parlait d’une façon qui aurait dû mettre Olive mal à l’aise, mais ce n’était pas le cas. Pour une raison obscure, sa présence dans la pièce l’apaisait, même si une seconde plus tôt, elle était en panique. Peut-être que deux malaises différents se neutralisaient l’un l’autre ? Ça ferait un sujet de recherche fascinant. Digne d’être creusé. Peut-être qu’Olive devrait abandonner la biologie pour la psychologie. Et s’éclipser pour entamer le protocole. Ou mourir sur place pour éviter d’affronter la situation merdique dans laquelle elle s’était fourrée.

— Oui. Oui. Tout va à merveille. Anh et moi étions seulement en train de… parler. De nos week-ends.

Carlsen regarda Anh, comme s’il s’apercevait enfin de sa présence. Il prit acte de son existence avec un de ces brefs signes de tête que les mecs utilisent pour se saluer. Il laissa glisser sa main un peu plus bas dans le dos d’Olive, sous les yeux ébahis d’Anh.

— Ravi de vous rencontrer, Anh. J’ai beaucoup entendu parler de vous, reprit Carlsen, et il était crédible, Olive devait bien l’admettre.

Parce qu’elle était certaine que du point de vue d’Anh, il avait l’air de la peloter alors qu’en fait… non. Olive sentait à peine sa main.

Ou un tout petit peu, peut-être. Cette chaleur, cette légère pression, et…

— Ravie de vous rencontrer, moi aussi.

Anh semblait abasourdie. Comme si elle était sur le point de tomber dans les pommes.

— Euh, j’allais justement partir. Oli, je t’envoie un texto quand… enfin bref.

Elle sortit avant qu’Olive puisse répondre. Ce qui n’était pas plus mal, ça éviterait à Olive de mentir davantage. Mais c’était aussi un peu embêtant, parce qu’elle se retrouvait seule avec Carlsen, du coup. Et ce dernier se tenait bien trop près. Olive aurait donné cher pour être à l’initiative de leur éloignement mais, à sa grande honte, ce fut Carlsen qui s’écarta le premier. Suffisamment pour lui donner l’espace dont elle avait besoin, et plus encore.

— Tout va bien ? répéta-t-il.

Son ton était toujours aussi doux. Contrairement à ce qu’elle aurait attendu de lui.

— Oui. Oui, j’ai juste…, commença-t-elle en agitant la main. Merci.

— De rien.

— Avez-vous entendu ce qu’elle a dit ? Au sujet de vendredi et de…

— Oui. C’est pour ça que je…

Il baissa les yeux sur elle, puis sur sa main – celle qui lui réchauffait le dos quelques secondes plus tôt – et Olive comprit aussitôt.

— Merci, répéta-t-elle.

Parce qu’Adam Carlsen avait beau être un connard notoire, Olive lui devait une fière chandelle à cet instant.

— Aussi, euh, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer qu’aucun agent du FBI n’a cogné à ma porte pour m’arrêter durant ces dernières soixante-douze heures.

Ses commissures tremblèrent légèrement. Un sourire minimaliste.

— Ah bon ?

Olive hocha la tête.

— Ce qui me laisse penser que vous n’avez peut-être pas porté plainte.

Même si c’était votre droit le plus strict. Alors, merci. Pour ça. Et… et pour être intervenu, à l’instant. Vous m’avez évité beaucoup d’ennuis.

Carlsen la dévisagea un long moment, affichant soudain la même expression qu’en conférence, quand les gens confondaient une théorie et une hypothèse, ou avouaient utiliser des méthodes de suppression d’observations au lieu d’imputation.

— Vous ne devriez pas avoir besoin que quelqu’un intervienne.

Olive se raidit. Ah oui, c’est vrai. Connard notoire.

— Enfin, ce n’est pas comme si je vous avais demandé de faire quoi que ce soit. J’allais gérer toute seu…

— Et vous ne devriez pas avoir à mentir sur votre statut, poursuivit-il.

Surtout pas pour que votre amie et votre petit ami puissent se mettre ensemble sans culpabiliser. Ce n’est pas comme ça que l’amitié fonctionne, pour ce que j’en sais.

Oh. Donc en fait, il écoutait quand Olive avait débité toute son histoire.

— Ce n’est pas ce que vous croyez.

Il haussa un sourcil, et Olive leva la main en signe de défense.

— Jeremy n’était pas vraiment mon petit ami. Et Anh ne m’a rien demandé. Je ne suis pas une victime, je veux juste… que mon amie soit heureuse.

— En lui mentant, ajouta-t-il sèchement.

— Eh bien, oui, mais… Elle croit que nous sortons ensemble, vous et moi, balbutia Olive.

Bon sang, les conséquences étaient trop difficiles à assumer.

— N’était-ce pas le but ?

— Si.

Elle hocha la tête, puis se souvint qu’elle tenait un café et en but une gorgée. Il était encore chaud. La conversation avec Anh n’avait pas dû durer plus de cinq minutes.

— Si. J’imagine que si. Au fait… je m’appelle Olive Smith. Au cas où vous seriez toujours enclin à porter plainte. Je suis étudiante en doctorat dans le labo du Dr Aslan…

— Je sais qui vous êtes.

— Oh.

Donc il s’était peut-être renseigné. Olive essaya de l’imaginer en train de passer au peigne fin la section des doctorants sur le site web du département. La secrétaire du programme avait pris Olive en photo lors de son troisième jour en doctorat, bien avant qu’elle ait compris à quoi elle s’engageait. Elle avait fait un effort pour bien présenter : dompté sa tignasse brune, mis du mascara pour faire ressortir le vert de ses yeux, et même tenté de dissimuler ses taches de rousseur à l’aide d’un fond de teint emprunté.

Tout ça, c’était avant qu’elle se rende compte à quel point le milieu universitaire était féroce et impitoyable. Avant d’éprouver un constant sentiment d’infériorité. Avant de penser que malgré son don pour la recherche, elle pourrait ne jamais faire carrière. Elle avait souri. Un sourire vrai, sincère.

— D’accord.

— Je m’appelle Adam. Carlsen. Je suis professeur en…

Elle éclata de rire. Et le regretta dès qu’elle remarqua son expression perplexe, comme s’il avait sérieusement cru qu’Olive pouvait ne pas savoir qui il était. Comme s’il ignorait être l’un des chercheurs les plus éminents dans sa discipline. La modestie ne ressemblait pas du tout à Adam Carlsen.

Olive se racla la gorge.

— Oui. Euh, je sais qui vous êtes, moi aussi, docteur Carlsen.

— Vous devriez sans doute m’appeler Adam et on devrait sans doute se tutoyer.

— Oh. Oh, non.

Ce serait beaucoup trop… Non. Le département ne fonctionnait pas comme ça. Les doctorants n’appelaient pas les enseignants par leur prénom et ne les tutoyaient pas.

— Je ne pourrais jamais…

— Si Anh est dans les parages.

— Oh. Oui.

Ça se tenait.

— Merci. Je n’y avais pas pensé.

Ni à quoi que ce soit d’autre, en réalité. Clairement, son cerveau avait cessé de fonctionner trois jours plus tôt, quand elle avait décidé que l’embrasser pour sauver ses fesses était une bonne idée.

— Si ça ne vous dérange pas. Je vais rentrer chez moi, parce que cette situation était un peu stressante et…

J’allais lancer une expérience, mais j’ai vraiment besoin de me vautrer sur le canapé et de regarder une émission débile pendant quarante-cinq minutes en mangeant des Doritos.

Il acquiesça.

— Je vous raccompagne à votre voiture.

— Je ne suis pas si bouleversée que ça.

— Au cas où Anh serait toujours dans les parages.

— Oh.

C’était, Olive devait bien l’admettre, une gentille proposition.

Curieusement. D’autant plus qu’elle venait d’Adam « Je suis trop bien pour ce département » Carlsen. Olive savait que c’était un con, donc elle n’arrivait pas vraiment à comprendre pourquoi ce jour-là il… ne semblait pas en être un. Peut-être à cause de son propre comportement affligeant, qui mettrait n’importe qui en valeur en comparaison.

— Merci. Mais c’est inutile.

Elle sentait qu’il ne voulait pas insister mais n’arrivait pas à s’en empêcher.

— Je me sentirais mieux si vous me laissiez vous raccompagner à votre voiture.

— Je n’ai pas de voiture.

Je suis doctorante à Stanford, en Californie. Je gagne moins de trente mille dollars par an. Mon loyer prend les deux tiers de mon salaire. Je porte les mêmes lentilles de contact depuis mai, et je vais à tous les colloques qui incluent des collations pour économiser sur la nourriture, s’abstint-elle d’ajouter. Elle n’avait aucune idée de l’âge de Carlsen, mais son doctorat ne devait pas remonter à si longtemps que ça.

— Vous prenez le bus ?

— Mon vélo qui est juste devant l’immeuble.

Il ouvrit la bouche, puis la referma. Puis la rouvrit.

Tu as embrassé cette bouche, Olive. Et c’était un chouette baiser.

— Il n’y a pas de pistes cyclables par ici.

Elle haussa les épaules.

— J’aime vivre dangereusement.

Modestement, plutôt.

— Et j’ai un casque.

Elle se tourna pour poser sa tasse sur la première surface venue. Elle la récupérerait plus tard. Ou pas, si quelqu’un la volait. Quelle importance ?

De toute manière, elle l’avait héritée d’un post-doctorant qui avait quitté l’université pour devenir DJ. Pour la deuxième fois en moins d’une semaine, Carlsen lui avait sauvé la mise. Pour la deuxième fois, elle ne supportait pas d’être une minute de plus en sa présence.

— À un de ces quatre.

Son torse se souleva lorsqu’il inspira profondément.

— Oui. Okay.

Olive sortit aussi vite que possible.

 

— C’est un canular ? C’est forcément un canular. Je passe sur une chaîne nationale ? Où sont les caméras cachées ? De quoi j’ai l’air ?

— C’est pas un canular. Il n’y a pas de caméras.

Olive ajusta la bretelle de son sac à dos sur son épaule et fit un pas de côté pour éviter de se faire renverser par un étudiant en trottinette électrique.

— Mais maintenant que t’en parles – tu es superbe. Surtout pour 7 h 30

du matin.

Anh ne rougit pas, mais n’en était pas loin.

— Hier soir, j’ai fait un de ces masques pour le visage que Malcolm et toi m’avez offerts pour mon anniversaire. Celui qui ressemble à un panda, tu sais ? Et j’ai acheté une nouvelle crème solaire qui est censée donner un teint lumineux. Et j’ai mis du mascara, s’empressa-t-elle d’ajouter à voix basse.

Olive aurait pu lui demander pourquoi elle avait fait l’effort de s’apprêter un mardi matin parmi tant d’autres, mais elle connaissait déjà la réponse : les labos de Jeremy et d’Anh étaient au même étage, et même si le département de biologie était grand, une rencontre fortuite était très probable.

Elle dissimula un sourire. Aussi étrange que soit l’idée d’imaginer sa meilleure amie avec son ex, elle était contente qu’Anh commence à s’autoriser à considérer Jeremy sous un angle romantique. Dans l’ensemble, Olive était contente de savoir que l’humiliation subie lors du Grand Soir payait. Si on ajoutait à ça le mail très prometteur de Tom Benton sur son projet de recherche, tous les espoirs étaient permis.

— D’accord, reprit Anh en se mordillant la lèvre, l’air concentré. Donc c’est pas un canular. Ça veut dire qu’il doit y avoir une autre explication.

Laisse-moi réfléchir…

— Il n’y a pas d’explication à chercher. On est juste…

— Oh mon Dieu, tu essaies d’avoir la citoyenneté ? Tu es expulsée parce qu’on a partagé le mot de passe Netflix de Malcolm ? Dis-leur qu’on ne savait pas que c’était un crime fédéral. Non, attends, ne leur dis rien avant qu’on t’ait trouvé un avocat. Et, Oli, je t’épouserai. Je t’obtiendrai une carte verte et tu n’auras pas à…

— Anh.

Olive serra plus fort la main de son amie pour qu’elle la boucle une seconde.

— Promis, je ne suis pas expulsée. Je suis juste allée à un seul rencard avec Carlsen.

Anh grimaça puis traîna Olive jusqu’à un banc en bordure du chemin, la forçant à s’asseoir. Olive s’exécuta, se disant que si leurs situations étaient inversées, et qu’elle avait surpris Anh en train d’embrasser Adam Carlsen, elle aurait sans doute la même réaction. Bon sang, elle aurait sûrement déjà pris un rendez-vous pour l’évaluation psychiatrique de son amie.

— Écoute, commença Anh, tu te souviens au printemps dernier, quand je t’ai tenu les cheveux pendant que tu gerbais les deux kilos de crevettes cocktail avariées que tu as mangées au pot de retraite du Dr Park ?

— Oh, oui. Je m’en souviens, confirma Olive en penchant la tête, l’air pensif. Tu en as mangé plus que moi et tu n’as pas été malade.

— Parce que je ne suis pas de la même trempe, mais ce n’est pas le propos. Voilà où je veux en venir : je suis là pour toi, et je le serai toujours, quoi qu’il arrive. Peu importe combien de kilos de crevettes cocktail avariées tu vomis, tu peux compter sur moi. Nous sommes une équipe, toi et moi. Et Malcolm, quand il n’est pas occupé à s’envoyer tout ce qui bouge à Stanford. Donc si Carlsen est une forme de vie extraterrestre qui prévoit une prise de contrôle de la Terre résultant en l’asservissement de l’humanité par des seigneurs maléfiques qui ressemblent à des cigales, et que le seul moyen de l’arrêter est de sortir avec lui, tu peux me le dire et j’informerai la NASA…

— Mais enfin ! (Olive était obligée de rire.) C’était juste un rencard !

Anh sembla peinée.

— Mais je ne comprends pas.

Parce que ça n’a aucun sens.

— Je sais, mais il n’y a rien à comprendre. Seulement que… Nous sommes sortis ensemble.

— Mais… pourquoi ? Oli, tu es belle, intelligente, drôle et tu as très bon goût en matière de chaussettes montantes, pourquoi tu sortirais avec Adam Carlsen ?

Olive se gratta le nez.

— Parce qu’il est…

Ça lui coûtait de prononcer le mot. Oh, ça lui coûtait tellement. Mais il le fallait.

— Gentil.

— Gentil ?

Anh était tellement choquée que ses sourcils se fondaient presque dans ses cheveux.

Elle est vraiment super mignonne aujourd’hui, songea Olive, ravie.

— Adam « le Connard » Carlsen ?

— Eh bien, ouais. Il est…

Olive balaya les environs du regard, comme si un soutien quelconque allait surgir d’entre les chênes, ou des étudiants qui se précipitaient en cours. Ne voyant rien venir, elle se contenta de conclure platement : — C’est un gentil connard, j’imagine.

L’expression d’Anh frôlait l’incrédulité.

— D’accord, donc tu es passée de sortir avec quelqu’un d’aussi cool que Jeremy à sortir avec Adam Carlsen.

Parfait. C’était exactement l’amorce qu’Olive avait espérée.

— Oui. Et heureusement, parce que je n’ai jamais vraiment eu de sentiments pour Jeremy.

Enfin une once de vérité dans cette conversation.

— Honnêtement, ça n’a pas été si dur de tourner la page. Voilà pourquoi… Je t’en prie, Anh, abrège les souffrances de ce garçon. Il le mérite, et surtout, tu le mérites. Je parie qu’il est sur le campus aujourd’hui.

Tu devrais lui demander de t’accompagner à ce festival de films d’horreur, comme ça je n’aurai pas à venir avec toi, ni à dormir la lumière allumée pendant les six prochains mois.

Cette fois Anh rougit ouvertement. Elle baissa les yeux sur ses mains, se tritura les ongles, et ensuite elle commença à farfouiller l’ourlet de son short avant de dire :

— Je ne sais pas. Peut-être. Enfin, si tu crois vraiment que…

Une sonnerie retentit dans la poche d’Anh, et elle se redressa pour sortir son téléphone.

— Mince, j’ai une réunion de soutien sur la diversité dans les sciences, et deux évaluations à faire ensuite.

Elle se leva, ramassant son sac à dos.

— Tu veux qu’on déjeune ensemble ?

— J’peux pas. J’ai une réunion avec les chargés d’enseignement, répondit Olive en souriant. Peut-être que Jeremy est libre, cela dit.

Anh leva les yeux au ciel, mais elle esquissa un sourire. Cela rendit Olive très heureuse. Tellement heureuse qu’elle ne lui fit même pas un doigt d’honneur quand son amie se retourna et lui demanda : — Est-ce qu’il te fait chanter ?

— Hein ?

— Carlsen. Il te fait chanter ? Il a découvert que tu es une aberration et que tu pisses sous la douche ?

— Primo, c’est un gain de temps, bougonna Olive. Secundo, je trouve ça curieusement flatteur que tu croies que Carlsen en arriverait à des extrémités pareilles pour me forcer à sortir avec lui.

— N’importe qui le ferait, Oli. Parce que tu es géniale.

Anh grimaça avant d’ajouter :

— Sauf quand tu pisses sous la douche.

 

Jeremy se comportait bizarrement. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose, vu que Jeremy avait toujours été un peu étrange, et avoir récemment rompu avec Olive pour sortir avec sa meilleure amie n’allait pas arranger les choses… Mais ce jour-là, il semblait encore plus bizarre que d’habitude.

Il entra dans le café du campus, quelques heures après la conversation d’Olive avec Anh, et se mit à la dévisager pendant deux bonnes minutes.

Puis trois. Puis cinq. Autant dire plus d’attention qu’il n’en avait jamais accordé à Olive… Oui, y compris pendant qu’ils sortaient ensemble.

Quand la situation frôla le ridicule, elle leva les yeux de son ordinateur et lui fit un signe. Jeremy rougit, attrapa son latte sur le comptoir, et s’installa seul à une table. Olive se remit à relire son mail de deux lignes pour la septième fois.

 

Aujourd’hui, 10:12

De : olive-smith@stanford.edu

À : tom-benton@harvard.edu

Objet : Re : Projet de recherche sur le cancer du pancréas Docteur Benton,

Merci de votre réponse. Discuter en personne serait fantastique. Quel jour serez-vous à Stanford ? Faites-moi savoir quel moment vous conviendrait le mieux pour nous rencontrer.

Bien à vous,