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Olive était de nouveau en retard pour son deuxième faux rencard du mercredi, mais pour des raisons différentes… toutes en rapport avec Tom Benton.

D’abord, elle avait eu une panne d’oreiller après avoir veillé tard, révisant pour lui vendre son projet. Elle avait tellement rabâché son pitch que Malcolm s’était mis à terminer ses phrases, puis, à 1 heure du matin, il lui avait jeté une nectarine et l’avait suppliée de continuer dans sa chambre.

Ce qu’elle avait fait… jusqu’à 3 heures.

Au petit matin, elle s’était rendu compte que sa tenue de labo habituelle (un legging, un tee-shirt miteux, et un chignon à la va-vite) ne véhiculerait pas l’idée de « future collègue sérieuse », et elle passa un temps fou à chercher quelque chose d’approprié. L’habit de l’emploi.

Puis, il lui vint à l’esprit qu’elle ignorait totalement à quoi le Dr Benton

– sans doute la personne la plus importante de sa vie en ce moment, et oui, elle était consciente d’à quel point c’était triste mais décida de ne pas s’appesantir là-dessus – ressemblait. Elle fit une recherche sur son téléphone et s’aperçut qu’il avait une bonne trentaine d’années, qu’il était blond aux yeux bleus et avait des dents très droites et très blanches. En arrivant au Starbucks du campus, Olive murmurait à l’adresse de son portait d’Harvard : « S’il vous plaît, laissez-moi venir travailler dans votre labo. »

Puis elle remarqua Adam.

La journée était inhabituellement nuageuse. On était pourtant au mois d’août, mais on avait l’impression d’être à la fin de l’automne. Au premier coup d’œil, Olive comprit qu’Adam était d’humeur massacrante. Elle repensa aux rumeurs disant qu’il avait explosé une boîte de Petri contre un mur à cause d’une expérience qui avait mal tourné, d’un microscope électronique en panne, ou d’un autre événement tout aussi anodin. Elle envisagea aussitôt de se planquer sous la table.

Tout va bien, se dit-elle. Ça en vaut la peine. Sa relation avec Anh était redevenue normale. Mieux que normale : elle et Jeremy sortaient officiellement ensemble, et le week-end précédent, Anh était venue à la soirée bière et guimauve vêtue d’un legging et d’un sweatshirt MIT qu’elle lui avait clairement emprunté. Quand Olive avait déjeuné avec eux deux l’autre jour, ça ne lui avait même pas fait bizarre. En prime, les étudiants de première, deuxième, et même de troisième année avaient trop peur de la « petite amie » de Carlsen pour voler les pipettes d’Olive, ce qui signifiait qu’elle n’avait plus à les fourrer dans son sac à dos et les rapporter à la maison pour le week-end. Sans compter les repas gratuits. Elle pouvait bien supporter Adam Carlsen… oui, même le Adam Carlsen d’une humeur massacrante. Pendant dix minutes par semaine, tout du moins.

— Salut.

Elle sourit. Il répondit par un regard qui transpirait la mauvaise humeur et l’angoisse existentielle. Olive reprit son souffle pour se donner du courage.

— Comment ça va ?

— Bien.

Son ton était sec, son expression plus crispée que d’habitude. Il portait une chemise rouge à carreaux et un jean, ressemblant plus à un bûcheron s’apprêtant à couper du bois qu’à un universitaire sondant les mystères de la biostatistique. Elle ne put s’empêcher de remarquer ses muscles et se demanda encore une fois s’il portait des vêtements sur mesure. Ses cheveux étaient toujours un peu longs, mais plus courts que la semaine précédente. Il semblait un peu surréaliste qu’elle et Adam Carlsen en soient au stade où elle était capable de rendre compte de ses humeurs et de ses coupes de cheveux.

— Prêt pour un café ? gazouilla-t-elle.

Il hocha la tête distraitement, la regardant à peine. Assis à une table au fond, un cinquième année leur jetait des coups d’œil tout en faisant semblant de nettoyer l’écran de son ordinateur.

— Désolée pour le retard. Je viens juste…

— Pas de souci.

— Vous avez passé une bonne semaine ?

— Ça a été.

D’accord.

— Euh… vous avez fait quelque chose de sympa le week-end dernier ?

— J’ai travaillé.

Ils entrèrent dans la file, et Olive dut réprimer un soupir.

— Il a fait beau, hein ? Pas trop chaud.

Il grogna en guise de réponse.

Ça dépassait les bornes. Il y avait une limite à ce qu’Olive était prête à endurer pour cette fausse relation de couple – même pour un frappuccino à la mangue gratuit. Elle soupira.

C’est à cause de la coupe de cheveux ?

Cette phrase retint son attention. Adam baissa les yeux sur elle, une ride verticale se creusant entre ses sourcils.

— Quoi ?

— Votre humeur. C’est à cause de la coupe de cheveux ?

— Quelle humeur ?

Olive fit un geste d’impatience.

— Celle-ci. Votre mauvaise humeur.

— Je ne suis pas de mauvaise humeur.

Elle renifla – même si ce n’était sans doute pas le bon terme. C’était trop fort et moqueur, plus proche d’un rire. Un « riniflement ».

— Quoi ? répéta-t-il les sourcils froncés, n’appréciant visiblement pas son riniflement.

— Allez quoi…

— Quoi ?

— Vous exsudez la mauvaise humeur.

— C’est faux.

Il semblait offusqué, ce qu’elle trouva curieusement mignon.

— Si, c’est vrai. J’ai vu votre tête, et je l’ai su aussitôt.

— Vous n’avez rien vu du tout.

— Si. Mais c’est pas grave, vous avez le droit d’être de mauvaise humeur.

C’était leur tour : elle avança et sourit au caissier.

— Bonjour. Je vais prendre un latte épicé à la citrouille. Et cette viennoiserie au fromage frais juste là. Oui, celle-là, merci. Et pour lui…, poursuivit-elle en pointant Adam du pouce, ce sera une tisane à la camomille. Sans sucre, ajouta-t-elle.

Elle fit immédiatement un pas de côté, espérant se mettre hors de portée au cas où Adam déciderait l’attaquer avec une boîte de Petri. Elle s’étonna de le voir tendre calmement sa carte bleue au garçon derrière le comptoir.

Franchement, il n’était pas aussi terrible qu’on voulait bien le faire croire.

— Je déteste la tisane, dit-il. Et la camomille.

Olive lui adressa un sourire radieux.

— C’est pas de chance.

— Arrêtez de faire la maligne.

Il regardait droit devant lui, mais elle était quasiment sûre qu’il était à deux doigts de sourire. Il y avait beaucoup à dire sur son compte, mais pas

qu’il manquait d’humour.

— Donc… ce n’est pas la coupe de cheveux ?

— Hein ? Ah, non. C’était une longueur bizarre. Ça me gênait pour courir.

Oh. Donc c’était un adepte du footing. Comme Olive.

— D’accord. Tant mieux. Parce que ça ne rend pas trop mal.

Ça rend bien. Genre, vraiment bien. La semaine dernière vous étiez probablement le plus bel homme à qui j’avais adressé la parole, mais maintenant, vous l’êtes encore plus. Beau. Non pas que ces trucs m’intéressent. Je m’en fiche complètement. Je remarque rarement les mecs, et je ne sais pas pourquoi je vous remarque vous, ou vos cheveux, ou vos vêtements, ou votre taille ou votre carrure. Je ne pige vraiment pas. Je ne m’y intéresse jamais. D’habitude. Arf.

— Je…

Il parut troublé l’espace d’un instant, ses lèvres remuant sans émettre le moindre son tandis qu’il cherchait une réponse appropriée. Puis, sorti de nulle part, il dit :

— J’ai parlé avec le directeur du département ce matin. Il refuse toujours de débloquer mes fonds de recherche.

— Oh.

Elle secoua la tête.

— Je pensais qu’ils ne devaient pas rendre leur décision avant fin septembre.

— C’est le cas. C’était une entrevue informelle, mais le sujet est venu sur le tapis. Il a dit qu’il évalue encore la situation.

— Je vois.

Elle attendit qu’il poursuive. Quand il parut évident qu’il ne le ferait pas, elle demanda :

— Évaluer… comment ?

— Ce n’est pas clair, répondit-il les dents serrées.

— Je suis désolée.

Elle avait de la peine pour lui. Vraiment. S’il y avait bien une chose pour laquelle elle pouvait compatir, c’était bien l’arrêt brutal de recherches à cause d’un manque de ressources.

— Ça veut dire que vous ne pouvez pas poursuivre vos recherches ?

— J’ai d’autres financements.

— Donc… le problème, c’est que vous ne pouvez pas entamer de nouvelles études ?

— Je peux le faire. J’ai dû réaffecter différents montants, mais je devrais pouvoir me permettre de définir de nouveaux axes de recherche.

Hein ?

— Je vois, dit-elle avant de se racler la gorge. Donc… laissez-moi résumer. Il semble que Stanford ait gelé vos fonds à cause de rumeurs, ce qui, je vous l’accorde, est une réaction merdique. Mais il semble aussi que pour l’instant, vous pouvez vous permettre de faire ce que vous avez prévu, donc… ce n’est pas la fin du monde ?

Adam eut l’air offensé, soudain encore plus en colère.

Oh, bon sang.

— Ne vous méprenez pas, je comprends le problème, et je serais furieuse, moi aussi. Mais de combien d’autres bourses disposez-vous ? En fait, ne répondez pas. Je ne suis pas certaine de vouloir savoir.

Probablement une quinzaine. Il avait également un poste de titulaire, des dizaines de publications à son actif, et tous ces prix listés sur sa page web. Sans compter le brevet à son nom qu’elle avait vu sur son CV. Olive, de son côté, avait des réactifs au rabais et de vieilles pipettes qu’on lui volait régulièrement. Elle essayait de ne pas trop penser au fait qu’il était nettement plus avancé qu’elle dans sa carrière, mais impossible d’oublier à quel point il était doué dans ce qu’il faisait. À un point exaspérant.

— Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas un problème insurmontable. Et nous y travaillons activement. Nous sommes dans le même bateau et allons montrer à tout le monde que vous allez rester ici pour toujours grâce à votre merveilleuse petite amie.

Olive se désigna d’un grand geste, et il suivit sa main du regard. De toute évidence, relativiser et gérer ses émotions n’était pas son fort.

— Ou vous pourriez rester en colère, et nous pourrions aller dans votre labo pour nous balancer des tubes à essai pleins de réactifs toxiques jusqu’à ce que les brûlures au troisième degré surpassent votre humeur merdique ?

Ça a l’air marrant, non ?

Il leva les yeux au ciel, mais elle voyait bien qu’il était amusé. Sans doute malgré lui.

— Vous faites tellement la maligne.

— Peut-être, mais ce n’est pas moi qui ai grogné quand j’ai demandé comment s’était passée votre semaine.

— Je n’ai pas grogné. Et vous m’avez commandé une tisane à la camomille.

Elle sourit.

— De rien.

Ils se turent quelques instants, tandis qu’elle mordait dans sa viennoiserie. Elle reprit :

— Je suis désolée pour vos fonds de recherche.

Il secoua la tête.

— Je suis désolé pour mon humeur.

Oh.

— C’est rien. Votre réputation vous précède.

— Ah bon ?

— Oui. C’est un peu votre truc.

— Vraiment ?

— Hmm.

Il afficha un sourire en coin.

— Peut-être que je voulais vous épargner.

Olive sourit, parce que c’était sympa de sa part. Et il n’était pas gentil, mais il était très aimable avec elle la plupart du temps – pour ne pas dire tout le temps. Il lui rendait presque son sourire, la regardant d’un air qu’elle n’arrivait pas à interpréter mais qui lui donnait des idées bizarres, jusqu’à ce que la barista dépose leurs boissons sur le comptoir. Soudain, il eut l’air de se sentir mal.

— Adam ? Est-ce que ça va ?

Il regarda fixement la tasse et recula d’un pas.

— L’ odeur de ce truc.

Olive inspira profondément. Le paradis.

— Vous n’aimez pas le latte à la citrouille ?

Il grimaça, tout en reculant de plus belle.

— Dégueu.

— Comment pouvez-vous détester ça ? C’est le meilleur truc que votre pays ait inventé au siècle dernier.

— S’il vous plaît, restez à distance. Cette puanteur.

— Eh. Si je dois choisir entre vous et un latte à la citrouille, on devrait peut-être revoir notre arrangement.

Il regardait sa tasse comme si elle contenait des déchets radioactifs.

— Peut-être qu’on devrait.

Il lui tint la porte pour sortir, prenant bien soin de ne pas trop s’approcher de sa boisson. Dehors, il commençait à bruiner. Les étudiants rassemblaient à la hâte leurs ordinateurs et leurs blocs-notes pour se rendre en cours ou à la bibliothèque. Olive avait toujours adoré la pluie. Elle inspira profondément et emplit ses poumons de cette bonne odeur, s’arrêtant avec Adam sous la canopée. Il prit une gorgée de son thé à la camomille, ce qui la fit sourire.

— Eh, lança-t-elle, j’ai une idée. Vous comptez aller au pique-nique de l’automne ?

Il acquiesça.

— Je dois. Je fais partie du comité événementiel du département.

Elle éclata de rire.

— Pas possible.

— Si.

— Ne me dites pas que vous vous êtes proposé ?

— C’est mon devoir. On m’a forcé à occuper le poste.

— Ah. Ça a l’air… sympa.

Elle grimaça avec compassion, manquant d’éclater de rire en voyant son expression consternée.

— Eh bien, j’y vais, moi aussi. Le Dr Aslan nous oblige à y aller, elle dit que ça renforce les liens entre les camarades de labo. Est-ce que vous forcez vos étudiants à s’y rendre aussi ?

— Non. J’ai d’autres manières plus productives d’accabler mes étudiants.

Elle gloussa. Il était drôle, d’une façon curieuse et pince-sans rire.

— J’en mettrais ma main à couper. Enfin bref, voilà mon idée : nous devrions passer du temps ensemble quand nous y serons. Devant le directeur du département – vu qu’il « évalue la situation ». Je vous ferai les yeux doux ; en gros, il verra que nous sommes à deux doigts du mariage.

Puis il passera un coup de fil et un camion viendra livrer vos fonds de recherche en liquide juste devant…

— Eh, mec !

Un homme blond s’approcha d’Adam. Olive se tut tandis qu’Adam se tournait pour lui sourire et lui serrer la main – une poignée de main d’ amis proches. Elle cligna des yeux, se demandant si elle avait des visions, et but une gorgée de son latte.

— Je pensais que tu dormirais, dit Adam.

— Le jetlag m’a foutu en l’air. Je me suis dit que je ferais aussi bien de venir et de me mettre au boulot. Trouver quelque chose à manger aussi. Tu n’as rien à bouffer, mec.

— Il y a des pommes dans la cuisine.

— C’est bien ce que je disais. Rien à bouffer.

Olive recula d’un pas, prête à filer, quand l’homme blond se tourna vers elle. Il semblait étrangement familier, même si elle était certaine de ne l’avoir jamais rencontré auparavant.

— Et qui avons-nous là ? demanda-t-il avec curiosité.

Ses yeux étaient d’un bleu perçant.

— Voici Olive, répondit Adam.

Il y eut un blanc après son nom, durant lequel il aurait probablement dû préciser comment il connaissait Olive. Il n’en fit rien, et elle ne pouvait pas vraiment le blâmer de ne pas vouloir parler de leur faux couple à quelqu’un qui était visiblement un ami proche. Elle se contenta de sourire et laissa Adam poursuivre.

— Olive, voici mon collaborateur…

— Mec, reprit l’homme en faisant mine d’être vexé. Présente-moi comme ton ami.

Adam leva les yeux au ciel, visiblement amusé.

— Olive, voici mon ami et collaborateur. Le Dr Tom Benton.

CHAPITRE 5

HYPOTHÈSE : Plus j’ai besoin que mon cerveau soit au top de sa forme, plus il est probable qu’il me lâche.

 

— Attendez une minute, reprit le Dr Benton en penchant la tête.

Il souriait toujours, mais son regard devint plus incisif, son intérêt pour Olive moins superficiel.

— Seriez-vous…

Olive se figea net.

Elle n’avait jamais l’esprit tranquille ou ordonné… Ce dernier était plus proche d’un vide-greniers en réalité. Et pourtant, alors qu’elle se tenait devant Tom Benton, son cerveau devint inhabituellement calme, et plusieurs considérations se classèrent d’elles-mêmes par ordre de priorité.

La première : sa malchance frisait le comique. La probabilité que la personne dont elle dépendait pour terminer son projet de recherche bien-aimé soit une connaissance – non, un ami de celle dont elle dépendait pour assurer le bonheur d’Anh était ridiculement faible. Et pourtant. Cela dit, la poisse d’Olive était légendaire, donc elle passa à la considération suivante.

Il fallait qu’elle avoue qui elle était à Tom Benton. Ils avaient rendez-vous à 15 heures et faire semblant de ne pas le reconnaître mettrait un point final à son projet d’intégrer son labo. Les universitaires avaient des ego surdimensionnés, après tout.

Dernière considération : si elle formulait sa réponse correctement, elle pourrait sans doute éviter que le Dr Benton ait vent de toute cette connerie de faux couple. Adam n’en avait pas fait mention, ce qui signifiait probablement qu’il n’en avait pas l’intention. Olive devait seulement suivre le mouvement.

Oui. Excellent plan. L’affaire était dans le sac.

Olive sourit, agrippant son latte à la citrouille, et répondit :

— Oui, je suis Olive Smith, la…

— Petite amie dont j’ai tant entendu parler ?

Merde. Merde, merde, merde. Elle déglutit péniblement.

— Euh, en fait je…

— Entendu par qui ? s’enquit Adam en fronçant les sourcils.

Le Dr Benton haussa les épaules.

— Tout le monde.

— « Tout le monde », répéta Adam, qui semblait désormais furieux. À

Boston ?

— Oui.

— Pourquoi les gens d’Harvard parlent-ils de ma petite amie ?

— Parce que tu es toi.

— Parce que je suis moi ?

Adam semblait perplexe.

— Il y a eu des larmes. Des crêpages de chignon. Quelques cœurs brisés. Ne t’inquiète pas, ils vont s’en remettre.

Adam leva les yeux au ciel, et le Dr Benton se concentra de nouveau sur Olive. Il lui sourit et lui tendit la main.

— C’est un plaisir de vous rencontrer. J’avais pris toute l’histoire de la petite amie pour une rumeur, mais je suis ravi que vous… existiez. Désolé, je n’ai pas saisi votre nom… Je suis nul avec les noms.

— Je m’appelle Olive.

Elle lui serra la main. Il avait une poignée de main agréable, ni trop ferme, ni trop molle.

— Dans quel département enseignez-vous, Olive ?

Et merde.

— Aucun, en réalité. Je veux dire, je ne suis pas enseignante.

— Oh, désolé. Je ne voulais pas présumer de quoi que ce soit.

Il sourit, d’un air navré et humble. Il avait un charme délicat. Il était jeune pour être professeur, quoique pas aussi jeune qu’Adam. Et il était grand, quoique pas aussi grand qu’Adam. Et il était bel homme, quoique…

ouais. Pas aussi bel homme qu’Adam.

— Qu’est-ce que vous faites alors ? Vous êtes dans la recherche ?

— Euh, en fait je…

— Elle est étudiante, répondit Adam.

Le Dr Benson écarquilla les yeux.

— Étudiante en doctorat, précisa Adam.

Son ton s’était fait menaçant, comme s’il voulait vraiment que le Dr Benton change de sujet.

Naturellement, ce dernier n’en fit rien.

Ton étudiante en doctorat ?

Adam fronça les sourcils.

— Non, bien sûr qu’elle n’est pas mon…

C’était l’introduction parfaite.

— En fait, docteur Benton, je travaille avec le Dr Aslan.

Peut-être que cette rencontre était encore rattrapable.

— Vous ne reconnaissez probablement pas mon nom, mais nous avons échangé. Nous sommes censés nous rencontrer aujourd’hui. Je suis l’étudiante qui travaille sur les biomarqueurs du cancer du pancréas. Celle qui a postulé pour venir travailler dans votre labo pendant un an.

Le Dr Benton écarquilla les yeux, et il marmonna quelque chose qui ressemblait beaucoup à « C’est quoi, ce bordel ? ». Puis son visage s’étira en un large sourire.

— Adam, espèce de débile. Tu ne m’en as même pas parlé.

— Je l’ignorais, marmonna Adam.

Son regard était rivé sur Olive.

— Comment pourrais-tu ignorer que ta petite amie…

— Je n’ai rien dit à Adam, parce que je ne savais pas que vous étiez amis, intervint Olive.

Avant de se dire que ce n’était pas très crédible. Si Olive était vraiment la petite amie d’Adam, il lui aurait parlé de ses amis. Vu que, retournement de situation ô combien choquant, il semblait en avoir au moins un.

— Enfin, je, euh… n’ai jamais fait le lien, et j’ignorais que vous étiez le Tom dont il parlait sans arrêt.

Voilà qui était mieux. Plus ou moins.

— Je suis désolée, docteur Benton. Je ne voulais pas…

— Tom, rectifia-t-il, souriant toujours à pleines dents.

Son choc initial semblait se muer en agréable surprise.

— S’il vous plaît, appelez-moi Tom.

Il dévisagea tour à tour Adam et Olive pendant quelques secondes. Puis il lança :

— Eh, vous êtes dispo ? demanda-t-il en indiquant le café. Pourquoi ne pas entrer et discuter de votre projet maintenant ? Inutile d’attendre cet

après-midi.

Elle but une gorgée de son latte pour gagner du temps. Était-elle disponible ? Techniquement, oui. Elle aurait bien détalé en hurlant jusqu’à ce que la civilisation moderne s’effondre, mais ce n’était pas vraiment l’urgence. Et elle voulait paraître aussi conciliante que possible aux yeux du Dr Benton…Tom. Ne pas faire la fine bouche ou un truc du genre.

— Je suis disponible.

— Super. Et toi, Adam ?

Olive se figea. Tout comme Adam, l’espace d’un instant, avant de faire remarquer :

— Je ne crois pas que je devrais être présent, si tu comptes lui faire passer un entretien…

— Oh, ce n’est pas un entretien. Juste une discussion informelle pour voir si les recherches d’Olive et les miennes coïncident. Tu voudras être au courant si ta petite amie déménage à Boston pendant un an, pas vrai ?

Allez !

Il leur fit signe de le suivre puis entra dans le Starbucks.

En silence, Olive et Adam échangèrent un regard qui en disait long. Il disait : Mais qu’est-ce qu’on fout ? et Comment on va s’en tirer ? et Ça va être bizarre, et Non, ça va être tout simplement nul. Puis Adam soupira, afficha une mine résignée et entra à son tour. Olive le suivit, regrettant amèrement ses choix de vie.

— Aslan prend sa retraite, alors ? s’enquit Tom dès qu’ils eurent investi une table à l’écart au fond.

Olive n’eut d’autre choix que de s’asseoir en face de lui… et à gauche d’Adam. Comme une bonne « petite amie », se dit-elle. Son « mec », pendant ce temps, sirotait sa tisane à la camomille en affichant un air maussade. Je devrais le prendre en photo, songea-t-elle. Il ferait un excellent mème qui deviendrait viral.

— Dans quelques années, confirma Olive.

Elle adorait sa directrice de thèse, qui l’avait toujours soutenue et encouragée. Dès le départ, elle avait donné à Olive la liberté de développer son propre programme de recherche, ce qui était pratiquement du jamais-vu pour un doctorant. Avoir un mentor qui restait en retrait était génial pour ce qui était de se consacrer à ses recherches, mais…

— Si Aslan prend sa retraite bientôt, elle ne cherche plus de nouveaux financements – compréhensible, vu qu’elle ne sera pas dans les parages assez longtemps pour voir les projets aboutir – ce qui signifie que votre labo ne roule pas vraiment sur l’or en ce moment, résuma Tom à la perfection.

Bon, parlez-moi de votre objet de recherche. En quoi est-il cool ?

— Je…, commença Olive, luttant pour remettre de l’ordre dans ses idées. En fait, c’est… (Un nouveau blanc. Plus long cette fois, et plus pénible.) Euh…

Le voilà précisément, son problème. Olive savait qu’elle était une excellente scientifique, qu’elle avait la discipline et l’esprit critique pour faire du bon travail en laboratoire. Malheureusement, réussir dans le milieu académique requérait aussi la capacité de présenter ses travaux, de faire l’article devant des étrangers, de les commenter en public, et… ça, ce n’était ni quelque chose qu’elle aimait, ni un exercice dans lequel elle excellait. Ça la paniquait et lui donnait l’impression d’être jugée, d’être coincée sous une lame de microscope, et elle perdait toute faculté à s’exprimer de manière cohérente.

Comme en cet instant précis. Olive sentait ses joues rougir, sa langue se nouer et…

— C’est quoi cette question ? intervint Adam.

Elle lui jeta un coup d’œil et vit qu’il foudroyait Tom du regard. Ce dernier se contenta de hausser les épaules.

— « En quoi votre objet de recherche est-il cool » ? répéta Adam.

— Oui. Cool. Tu vois ce que je veux dire.

— Je ne crois pas, et peut-être qu’Olive non plus.

Tom pouffa.

— Okay, qu’est-ce que tu demanderais ?

Adam se tourna vers Olive. Son genou effleura sa jambe, un contact chaud et curieusement rassurant.

— Quelles sont vos problématiques ? Pourquoi pensez-vous qu’il est important ? Quelles lacunes vient-il combler au sein de la littérature scientifique ? Quelles techniques utilisez-vous ? Quelles difficultés anticipez-vous ?

Elle jeta un nouveau coup d’œil à Adam, vit qu’il l’observait d’un air calme et encourageant. La façon dont il avait formulé les questions l’avait aidée à remettre de l’ordre dans ses idées, et prendre conscience qu’elle savait comment répondre à chacune d’entre elles avait largement atténué sa panique. Adam n’en avait sûrement pas eu l’intention, mais il lui avait fait une énorme faveur.

Olive se souvint du Mec des toilettes, des années plus tôt. J’ignore si vous êtes assez douée, lui avait-il dit. Ce qui compte, c’est que votre raison d’appartenir au monde universitaire soit suffisamment bonne. Il lui avait dit que sa raison était la meilleure qui soit, et par conséquent, elle pouvait y arriver. Elle devait y arriver.

— D’accord, poursuivit-elle après avoir repris son souffle, se remémorant le discours qu’elle avait répété la veille au soir avec Malcolm.

Voilà le principe. Le cancer du pancréas est agressif et mortel. Le pronostic est pessimiste, avec seulement une personne sur quatre encore en vie un an après le diagnostic.

Sa voix, se dit-elle, semblait déjà moins essoufflée et plus assurée. Un bon point.

— Le problème est qu’il est tellement difficile à détecter que nous ne sommes capables de poser le diagnostic que très tard. À ce stade, le cancer s’est déjà tellement étendu que la plupart des traitements ne peuvent pas grand-chose pour le contrer. Mais si le diagnostic était plus précoce…

— Les gens pourraient se faire traiter plus tôt et auraient de meilleures chances de survie, intervint Tom, acquiesçant d’un air impatient. Oui, j’en suis bien conscient. Nous disposons déjà d’outils de dépistage, cela dit.

Comme l’imagerie médicale.

Elle n’était pas étonnée qu’il soulève ce point, vu que l’imagerie était le principal outil utilisé dans le labo de Tom.

— Oui, mais c’est cher, chronophage, et souvent inutile à cause de la localisation du pancréas. Néanmoins…, poursuivit-elle avant de reprendre son souffle, je pense avoir trouvé un ensemble de biomarqueurs. Pas issus de biopsies tissulaires… des biomarqueurs sanguins. Non invasifs, faciles à obtenir. Pas cher. Chez les souris, ils permettent de détecter un cancer du pancréas dès le premier stade.

Elle s’interrompit. Tom et Adam la regardaient fixement. Tom était visiblement intéressé, et Adam avait l’air… un peu bizarre, pour être honnête. Impressionné, peut-être ? Nan, impossible.

— D’accord. Ça semble prometteur. Quelle est la prochaine étape ?

— Collecter plus de données. Faire davantage d’analyses avec un meilleur équipement pour prouver que mon ensemble de biomarqueurs vaut la peine de faire un essai clinique. Mais pour ça, j’ai besoin d’un plus grand labo.

— Je vois.

Il hocha la tête d’un air pensif, puis s’enfonça dans sa chaise.

— Pourquoi le cancer du pancréas ?

— C’est l’un des plus fatals, et nous en savons encore si peu sur…

— Non, l’interrompit Tom. La plupart des étudiants en troisième année de doctorat sont trop occupés à se disputer la centrifugeuse pour pondre leur propre sujet de recherche. Il doit y avoir une raison derrière votre motivation. Est-ce qu’un de vos proches a eu un cancer ?

Olive déglutit avant de répondre à contrecœur.

— Oui.

— Qui ?

— Tom, reprit Adam, la voix soudain menaçante.

Il avait toujours le genou collé contre sa cuisse. Toujours aussi chaud. Et pourtant, Olive sentait son sang se glacer. Elle n’avait vraiment, vraiment pas envie d’en parler. Et pourtant, elle ne pouvait pas ignorer la question.

Elle avait besoin de l’aide de Tom.

— Ma mère.

Bon. C’était sorti. Elle l’avait dit.

— Elle est morte ?

Un blanc. Olive hésita puis hocha la tête en silence, évitant de regarder les deux hommes. Elle savait que Tom n’était pas malveillant… Les gens étaient curieux, après tout. Mais elle préférait éviter le sujet. Elle n’en parlait quasiment jamais, même avec Anh et Malcolm, et elle avait soigneusement évité de mentionner son expérience dans ses essais de candidatures, même quand tout le monde lui avait répété que ça lui aurait donné un coup de pouce.

Seulement… Elle en était incapable. Tout simplement incapable.

— Quel âge aviez-vous…

Tom, le coupa sèchement Adam.

Il posa sa tasse avec plus de force que nécessaire.

— Arrête de harceler ma copine.

C’était moins un avertissement qu’une menace.

— D’accord. Oui. Je suis un sale con insensible, plaida Tom, affichant un sourire en guise d’excuse.

Olive remarqua qu’il avait les yeux rivés sur son épaule. En suivant son regard, elle s’aperçut qu’Adam avait posé le bras sur le dossier de sa chaise.

Il ne la touchait pas, mais il y avait quelque chose de… protecteur dans sa posture. Il semblait générer de grandes quantités de chaleur, ce qui tombait à point nommé. Ça aidait à dissiper le goût amer de l’échange avec Tom.

— Mais bon, votre copain aussi, ajouta Tom en la gratifiant d’un clin d’œil. D’accord, Olive. Je vais vous dire, poursuivit-il en se penchant en avant, plantant ses coudes sur la table. J’ai lu votre article. Et le résumé que vous avez soumis pour la conférence SBD. Vous comptez toujours y aller ?

— S’il est accepté.

— Je suis certain qu’il le sera. C’est de l’excellent travail. Mais votre projet semble avoir avancé depuis que vous l’avez soumis, et j’ai besoin d’en savoir plus. Si je décide de vous laisser travailler dans mon labo l’an prochain, je couvrirai tous vos frais… salaire, fournitures, matériel, tout ce qu’il vous faudra. Mais j’ai besoin de savoir où vous en êtes pour m’assurer que vous méritez un tel investissement.

Olive sentit son cœur s’emballer. Ça semblait bien parti. Très bien parti.

— Voici mon offre. Je vais vous donner deux semaines pour rédiger un rapport résumant tout ce que vous avez fait jusqu’ici… protocoles, découvertes, difficultés. Dans deux semaines, envoyez-le-moi et je prendrai ma décision. Ça vous semble faisable ?

Elle afficha un sourire radieux, hochant la tête avec enthousiasme.

— Oui !

C’était tout à fait dans ses cordes. Elle allait réutiliser l’introduction de l’un de ses articles, les méthodes de ses protocoles de labo, les données préliminaires assemblées pour cette bourse qu’elle n’avait pas obtenue. Et il faudrait refaire certaines de ses analyses… juste pour s’assurer que le compte rendu soit absolument parfait pour Tom. Cela représenterait beaucoup de travail en peu de temps, mais à quoi bon dormir ? Ou faire des pauses pipi ?

— Super. En attendant, on se reverra dans le coin et on aura l’occasion de discuter. Adam et moi allons devenir de vrais siamois pendant quelques semaines, vu que nous travaillons sur la bourse que nous venons de décrocher. Est-ce que vous venez à ma conférence demain ?

Olive n’avait aucune idée qu’il donnait une conférence le lendemain, encore moins quand et où, mais elle répondit :« Bien sûr ! J’ai hâte ! » avec l’assurance de quelqu’un qui avait mis un compte à rebours sur son smartphone.

— Et je séjourne chez Adam, donc je vous verrai chez lui.

Oh non.

— Euh…

Elle risqua un coup d’œil à Adam, dont l’expression était indéchiffrable.

— Bien sûr. Même si d’habitude, nous nous voyons chez moi, donc…

— Je vois. Vous désapprouvez sa collection d’animaux empaillés, pas vrai ?

Tom se leva affichant un sourire un coin.

— Veuillez m’excuser. Je vais chercher un café, je reviens tout de suite.

À la seconde où il quitta la table, Olive se tourna vers Adam.

Maintenant qu’ils étaient seuls, ils avaient des millions de choses à se dire, mais la seule chose qui lui vint à l’esprit fut :

— Vous collectionnez vraiment les animaux empaillés ?

Il lui jeta un regard noir et ôta son bras de derrière ses épaules. Tout d’un coup, elle se sentait frigorifiée. Démunie.

— Je suis désolée. J’ignorais que c’était votre ami, ou que vous aviez obtenu une bourse ensemble. Vous menez des recherches tellement différentes que cette possibilité ne m’a même pas traversé l’esprit.

— Vous avez mentionné que vous ne pensiez pas que les chercheurs sur le cancer puissent bénéficier d’une collaboration avec des modélistes.

— Vous…

Elle remarqua son sourire et se demanda depuis quand exactement ils avaient atteint le stade des taquineries.

— Comment vous êtes-vous rencontrés ?

— Il a fait son post-doc dans mon labo, à l’époque où j’étais en doctorat. Nous sommes restés en contact et avons collaboré au fil des années.

Il devait donc avoir quatre ou cinq ans de plus qu’Adam.

— Vous êtes allé à Harvard, non ?

Il hocha la tête, et une pensée terrifiante lui traversa l’esprit.

— Et s’il se sentait obligé de me recruter parce que je suis votre fausse petite amie ?

— Tom ne ferait pas ça. Un jour, il a viré son cousin pour avoir cassé un cytomètre en flux. Ce n’est pas vraiment un tendre.

Et c’est vous qui dites ça ? se dit-elle.

— Écoutez, je suis désolée que vous soyez contraint de mentir à votre ami. Si vous voulez lui dire que c’est…

Adam secoua la tête.

— Si je le faisais, j’en entendrais parler jusqu’à la fin de mes jours.

Elle laissa échapper un rire.

— Oui, j’imagine. Et honnêtement, ça ne renverrait pas une très bonne image de moi non plus.

— Mais Olive, si vous décidez d’aller à Harvard, j’aurai besoin que vous gardiez le secret jusqu’à fin septembre.

Elle eut le souffle coupé.

— Bien sûr. Si les gens apprennent que je m’en vais, le directeur du département ne croira jamais que vous ne partez pas, vous aussi. Je n’y avais même pas pensé. Je vous promets de ne rien dire à personne ! Enfin, en dehors de Malcolm et Anh, mais ce sont de vraies tombes, ils ne répéteraient jamais…

Il haussa un sourcil. Olive grimaça.

— Je les forcerai à garder le secret. Je vous le jure.

— J’apprécie.

Elle vit que Tom revenait et se rapprocha d’Adam pour murmurer rapidement :

— Une dernière chose. La conférence qu’il a mentionnée, celle qu’il donne demain ?

— Celle à laquelle vous avez « hâte » d’assister ?

Olive se mordit l’intérieur de la joue.

— Oui. Quand et où est-ce que ça a lieu ?

Adam rit en silence, à l’instant même où Tom se rasseyait.

— Ne vous en faites pas. Je vous mailerai les détails.

CHAPITRE 6

HYPOTHÈSE : Comparés à tous les types et modèles de meubles, les genoux d’Adam Carlsen se classeront dans le top 5 en matière de confort, de commodité et de plaisir.

 

Lorsqu’Olive ouvrit la porte de l’amphithéâtre, elle et Anh échangèrent un regard abasourdi et lâchèrent un « Bordel de merde ».

Durant ses deux années à Stanford, Olive avait assisté à d’innombrables colloques, cours et conférences dans cette salle, et pourtant, elle ne l’avait jamais vue aussi bondée. Peut-être que Tom distribuait des bières ?

— Je pense qu’ils ont rendu la conférence obligatoire en immunologie et en pharmacologie, suggéra Anh. Et j’ai entendu au moins cinq personnes dans le couloir dire que Benton est connu pour être un « scientifique canon ».

Elle jaugea d’un œil critique l’estrade où Tom discutait avec le Dr Moss du département d’immunologie.

— Il est plutôt mignon, je suppose. Mais loin d’être aussi mignon que Jeremy.

Olive sourit. L’air était chaud et humide, il sentait la sueur d’un trop grand nombre d’êtres humains.

— Tu n’es pas obligée de rester. Il y a sûrement un risque d’incendie, et ça n’a même pas un vague rapport avec ton sujet de recherche…

— C’est toujours mieux que de travailler.

Elle attrapa Olive par le poignet, la traînant parmi la foule d’étudiants et de post-doctorants surpeuplant l’entrée et jusqu’au pied de l’escalier. Il n’y avait plus de place.

— Et si ce type compte t’enlever à Boston pendant une année entière, je veux m’assurer qu’il te mérite, ajouta-t-elle en lui faisant un clin d’œil. Je serai comme le père qui nettoie son fusil devant le petit ami de sa fille avant le bal de promo.

— Ooh, Papounet.

Il n’y avait nulle part où s’asseoir, bien sûr, pas même par terre ou sur les marches. Olive repéra Adam installé près d’une allée à quelques mètres.

Il portait de nouveau sa chemise noire habituelle et était en pleine conversation avec Holden Rodrigues. Quand il croisa le regard d’Olive, elle lui adressa un grand sourire et lui fit un signe de la main. Pour une raison encore inconnue qui avait sans doute à voir avec le fait qu’ils partageaient ce secret énorme, ridicule et improbable, Adam était devenu un visage amical. Il ne lui rendit pas son signe de la main, mais son regard eut l’air plus doux et plus chaleureux, et sa bouche afficha ce rictus qu’elle avait appris à interpréter comme sa version d’un sourire.

— Je n’arrive pas à croire qu’ils n’aient pas déplacé la conférence dans un amphi plus grand. Il n’y a même pas assez de place pour… Oh, non.

Non, non, non.

Olive suivit le regard d’Anh, et vit au moins vingt nouvelles têtes arriver. La foule commença aussitôt à pousser Olive vers l’avant de la salle.

Anh poussa un petit cri lorsqu’un première année en neurosciences qui pesait au moins quatre fois son poids lui marcha sur l’orteil.

— C’est grotesque.

— Je sais. Je n’arrive pas à croire que plus de gens…

La hanche d’Olive heurta quelque chose… quelqu’un. Elle se tourna pour s’excuser et… c’était Adam. Ou plutôt, l’épaule d’Adam. Il discutait toujours avec le Dr Rodrigues, qui affichait une expression déconfite et marmonnait : — Mais qu’est-ce qu’on fout ici ?

— C’est un ami, répondit Adam.

— Pas mon ami.

Adam soupira et se tourna pour regarder Olive.

— Eh… désolée, dit-elle en indiquant l’entrée. Plein de gens viennent d’entrer, et apparemment, l’espace est limité dans cette pièce. Sûrement une loi de la physique, ou un truc du genre.

— Pas de problème.

— Je reculerais bien, mais…

Sur l’estrade, le Dr Moss prit le micro et commença à présenter Tom.

— Tiens, dit Adam à Olive, en faisant mine de se lever de son siège.

Prends ma place.

— Oh.

C’était gentil de sa part de proposer. Pas aussi gentil que de faire semblant de sortir avec elle pour lui sauver les miches ou de dépenser vingt balles en cochonneries pour elle, mais quand même très gentil. Olive ne pouvait décemment pas accepter. En plus, Adam était un professeur, ce qui signifiait qu’il était plus vieux qu’elle. Dans la trentaine. Il semblait en forme, mais il avait probablement un genou boiteux et n’avait plus que quelques années avant l’ostéoporose.

— Merci, mais…

— En fait, ce serait une très mauvaise idée, intervint Anh.

Elle dévisagea tour à tour Olive et Adam.

— Sans vouloir vous vexer, docteur Carlsen, vous prenez trois fois plus de place qu’Olive. Si vous vous levez, la pièce va exploser.

Adam regarda Anh comme s’il cherchait à déterminer si elle venait de l’insulter.

— Par contre, reprit-elle, regardant Olive cette fois, tu me rendrais un immense service en t’asseyant sur les genoux de ton copain, Oli. Comme ça, je n’aurais pas à rester sur la pointe des pieds.

Olive cligna des yeux. Et cligna des yeux une deuxième fois. Et une troisième. Près de l’estrade, le Dr Moss présentait toujours Tom – « Il a obtenu son doctorat à Vanderbilt avant de faire un post-doctorat à l’université d’Harvard, où il a développé plusieurs techniques dans le domaine de l’imagerie » – mais sa voix semblait venir de loin, très loin.

Sans doute parce qu’Olive était médusée par la proposition d’Anh, qui était juste…

— Anh, je ne crois pas que ce soit une bonne idée, marmonna Olive dans sa barbe, évitant de regarder Adam.

Anh lui fit les gros yeux.

— Pourquoi ? Tu occupes un espace que nous n’avons pas, et c’est simplement logique que Carlsen te serve de siège. Je le ferais volontiers, mais c’est ton mec, pas le mien.

Pendant un moment, Olive essaya d’imaginer comment réagirait Adam si Anh décidait de s’asseoir sur ses genoux, et se dit que cela déboucherait certainement sur un meurtrier et une victime… sans trop savoir qui serait qui. Cette image mentale était tellement ridicule qu’elle faillit glousser. Puis elle remarqua la façon dont Anh l’observait avec impatience.

— Anh, je ne peux pas.

— Pourquoi ?

Parce que. C’est une conférence.

— Pff. Souviens-toi l’an dernier, quand Jess et Alex se sont roulé des pelles pendant la moitié de la conférence sur le système CRISPR.

— Oui… et c’était bizarre.

— Non, pas du tout. En plus, Malcolm m’a juré que pendant un colloque il a vu ce grand type en immunologie se faire faire une branlette par…

Anh.

Ce que je veux dire, c’est que tout le monde s’en fout, rétorqua Anh, dont l’expression devenait implorante. Le coude de cette fille me transperce le poumon droit, et il me reste à peu près trente secondes d’oxygène. S’il te plaît, Olive.

Olive se tourna vers Adam. Sans surprise, ce dernier arborait ce visage dénué d’expression qu’elle lui connaissait. Si ce n’est que sa mâchoire était crispée. Et elle se demanda alors si ça y était. La goutte qui faisait déborder le vase. Le moment où il mettait fin à leur arrangement. Parce que des millions de dollars de fonds de recherche ne pouvaient pas justifier d’avoir une fille qu’il connaissait à peine assise sur ses genoux dans la pièce la plus bondée de l’Histoire.

Vous êtes d’accord ? tenta-t-elle de lui demander en silence. Parce que ça va peut-être un peu trop loin. Nettement plus que de se dire bonjour et de prendre un café ensemble.

Il lui adressa un bref hochement de tête, et ensuite… Olive, ou du moins le corps d’Olive, s’approcha encore Adam et s’assit avec précaution sur sa cuisse, les genoux serrés entre ses jambes écartées. C’était en train d’arriver. C’était déjà arrivé. Olive était là.

Assise.

Sur.

Adam.

Ça. Ouais, ça.

C’était sa vie désormais.

Elle allait tuer Anh. Lentement. Sans doute douloureusement, aussi. Elle finirait en prison pour meilleuramicide, et ça ne la dérangeait pas le moins du monde.

— Je suis désolée, souffla-t-elle à Adam.

Il était tellement grand que sa bouche n’atteignait pas le niveau de son oreille. Elle pouvait sentir son odeur – le parfum boisé de son shampoing, son gel douche, et quelque chose d’autre en arrière-plan, de sombre, agréable et propre. Tout ça lui semblait familier… au bout de quelques secondes, Olive s’aperçut que c’était à cause de la dernière fois où ils s’étaient retrouvés aussi près l’un de l’autre. À cause du Grand Soir. À

cause du Baiser.

— Tellement, tellement désolée.

Il ne répondit pas immédiatement. Sa mâchoire se crispa, et il regarda dans la direction du Powerpoint. Le Dr Moss était parti, Tom parlait des diagnostics de cancer, et en temps normal Olive aurait bu ses paroles, mais à cet instant, elle avait juste besoin de fuir. La conférence. La pièce. Sa propre vie.

Puis Adam tourna légèrement la tête et lui dit : « Tout va bien. »

Il semblait un peu tendu. Comme si, en réalité, rien n’allait.

— Je suis désolée. J’ignorais qu’elle allait suggérer ça, et je n’ai pas réussi à trouver un moyen de…

— Chut.

Il glissa son bras autour de sa taille, posant la main sur sa hanche dans un geste qui aurait dû être déplaisant mais était seulement rassurant. Il parlait à voix basse quand il ajouta : « Aucun problème. » Ces quelques mots, doux et chauds, résonnaient dans son oreille.

— De quoi ajouter à ma plainte pour harcèlement.

Flûte.

— Bon sang, je suis tellement navrée…

— Olive.

Elle leva les yeux pour croiser son regard et fut choquée de le voir…

non pas sourire, mais quelque chose dans le genre.

— Je plaisantais. Vous êtes légère comme une plume. Ça ne me dérange pas.

— Je…

— Chut. Concentrez-vous sur la conférence. Tom pourrait vous poser des questions.

Tout ça était juste… Sérieusement, toute cette affaire était complètement, totalement

Confortable. Les genoux d’Adam Carlsen étaient l’un des endroits les plus confortables sur la planète, en fin de compte. Il était chaud et solide d’une façon plaisante, apaisante, et ça ne semblait pas trop le déranger d’avoir Olive à moitié affalée sur lui. Au bout d’un petit moment, elle s’aperçut que la pièce était trop pleine de monde pour que qui que ce soit leur prête attention, en dehors d’Holden Rodrigues, qui observa Adam pendant un long moment puis sourit chaleureusement à Olive avant de se concentrer sur la conférence. Elle arrêta de faire semblant d’être capable de se tenir droite pendant plus de cinq minutes et se laissa tout simplement aller contre le torse d’Adam. Il ne dit rien mais bougea légèrement pour la laisser s’installer plus confortablement.

À un moment donné, elle s’aperçut qu’elle avait glissé de la cuisse d’Adam. Ou, pour être exact, Adam s’en aperçut et la souleva, la redressant d’un geste ferme et rapide qui lui donna l’impression d’être réellement légère comme une plume. Quand elle fut stabilisée, il laissa son bras où il se trouvait, autour de sa taille. La conférence avait débuté depuis trente-cinq minutes voire un siècle, donc personne ne pouvait reprocher à Olive de se blottir un peu plus contre lui.

C’était bien. Mieux que bien, en fait. C’était agréable.

— Ne vous endormez pas, murmura-t-il.

Elle sentit ses lèvres contre ses cheveux, au-dessus de sa tempe. Olive aurait dû se redresser, mais ne parvint pas à s’y résoudre.

— Je ne m’endors pas. Même si vous êtes super confortable.

Elle sentit ses doigts se resserrer, peut-être pour la réveiller, peut-être pour l’étreindre. Elle était sur le point de s’écrouler du fauteuil et de commencer à ronfler.

— Vous avez l’air à deux doigts de faire la sieste.

— C’est juste que j’ai lu tous les articles de Tom. Je sais déjà tout ce qu’il raconte.

— Ouais, pareil. Nous avons cité tous ces trucs dans notre candidature, dit-il, et elle sentit son corps bouger sous le sien. C’est d’un rasoir.

— Vous devriez peut-être poser une question. Pour mettre un peu d’ambiance.

Adam se tourna légèrement vers elle.

— Moi ?

Elle orienta sa tête pour lui chuchoter à l’oreille.

— Je suis sûre que vous pouvez trouver quelque chose. Levez la main et faites une remarque mesquine sur ce ton dont vous avez le secret.

Foudroyez-le du regard. Une bagarre serait divertissante.

Il afficha un sourire en coin.

— Vous êtes vraiment une petite maligne.

Olive regarda de nouveau les diapositives, en souriant.

— Ça vous a fait bizarre ? De devoir mentir à Tom à propos de nous ?

Adam sembla prendre le temps de la réflexion.

— Non.

Il hésita avant de poursuivre.

— Vos amis ont l’air d’avoir gobé notre histoire.

— Je crois. Je ne suis pas une menteuse très convaincante, et parfois, je m’inquiète à l’idée qu’Anh ait des soupçons. Mais je l’ai surprise en train d’embrasser Jeremy dans en salle de pause l’autre jour.

Ils se turent et écoutèrent les dernières minutes de la conférence en silence. Devant eux, Olive repéra au moins deux professeurs en train de roupiller, et plusieurs autres qui travaillaient discrètement sur leurs ordinateurs. À côté d’Adam, le Dr Rodrigues jouait à Candy Crush sur son téléphone depuis une bonne demi-heure. Des gens étaient partis, et Anh avait trouvé un siège depuis dix minutes. Tout comme plusieurs des étudiants qui se trouvaient à côté d’Olive, ce qui signifiait que, techniquement, elle aurait pu se lever et laisser Adam tranquille.

Techniquement. Techniquement, il y avait un siège libre à l’avant-dernier rang. Techniquement.

Mais elle approcha une fois de plus ses lèvres de l’oreille d’Adam et murmura :

— Je dois avouer que ça me convient plutôt bien. Cette histoire de faux couple.

Plus que bien. Mieux qu’elle l’aurait jamais imaginé.

Adam cligna des yeux et acquiesça. Peut-être que son bras s’était un peu resserré autour d’elle. Ou peut-être pas, et l’esprit d’Olive lui jouait des tours. Il commençait à se faire tard, après tout. Son dernier café remontait à bien trop longtemps, et elle n’était pas tout à fait réveillée, à la fois confuse et détendue.

— Et vous ?

— Hmm ?

Adam ne la regardait pas.

— Est-ce que ça vous convient ?

C’était sorti sur un ton un peu désespéré. Seulement parce qu’elle devait parler tout bas, se dit-elle.

— À moins que vous ne vouliez faire semblant de rompre plus tôt que prévu ?

Il garda le silence un instant. Puis, alors que le Dr Moss prenait le micro pour remercier Tom et demander au public s’il avait des questions, il répondit :

— Non. Je ne veux pas faire semblant de rompre.

Il sentait vraiment bon. Et il était marrant à sa manière, pince-sans-rire, et certes, un connard notoire, mais suffisamment gentil avec elle pour qu’elle puisse ignorer cet aspect de sa personnalité. En plus, il dépensait une petite fortune en sucreries pour elle. Elle n’avait vraiment aucune raison de se plaindre.

Olive s’installa plus confortablement et se concentra de nouveau sur la conférence.

 

Après la conférence, Olive projetait de rejoindre l’estrade pour complimenter Tom et lui poser une ou deux questions dont elle connaissait déjà les réponses. Hélas, des dizaines de personnes attendaient déjà pour lui parler, et elle décréta qu’un léchage de bottes ne valait pas la peine de faire la queue. Donc elle dit au revoir à Adam, attendit qu’Anh se réveille de sa sieste tout en envisageant une vengeance impliquant de lui dessiner une bite sur le visage, puis traversa le campus avec elle pour revenir au bâtiment de biologie.

— Ça va représenter un paquet de boulot, le rapport que Benton t’a demandé ?

— Un bon paquet. Il faut que je fasse quelques contrôles pour confirmer mes résultats. Sans compter les autres trucs sur lesquels je devrais bosser –

l’assistanat, et mon intervention pour la conférence SBD à Boston.

Olive pencha la tête en arrière, sentit le soleil lui réchauffer la peau et sourit.

— Si je me terre au labo tous les soirs de cette semaine et de la suivante, je devrais être en mesure de finir à temps.

— Au moins, la SBD s’annonce comme une occasion de se réjouir.

Olive acquiesça. D’habitude, elle n’était pas friande des colloques universitaires, vu à quel point l’inscription, le trajet et le logement pouvaient revenir scandaleusement cher. Mais Malcom et Anh seraient à la SBD, eux aussi, et Olive était impatiente d’explorer Boston avec eux. En plus, les drames qui naissaient toujours au moindre événement universitaire incluant des boissons à volonté amèneraient nécessairement leur lot de divertissement.

— J’organise une réunion d’information pour des femmes scientifiques de couleur de partout dans le pays – l’idée est de faire en sorte que des étudiantes en doctorat comme moi s’adressent à des étudiantes qui postulent et les rassurent quant au fait que si elles entrent en école doctorale, elles ne seront pas seules.

— Anh, c’est génial. Tu es géniale.

— Je sais, dit-elle avec un clin d’œil tout en prenant Olive par le bras.

On pourra tous partager la même chambre d’hôtel. Récupérer les goodies sur les stands d’exposition, et nous bourrer la gueule. Souviens-toi de la conférence de génétique, quand Malcolm était défoncé et s’est mis à frapper des passants au hasard avec son tube en carton… Mais qu’est-ce qui se passe là-bas ?

Olive plissa les yeux à cause du soleil. Le parking du bâtiment de biologie était anormalement encombré. Des gens klaxonnaient et sortaient de leurs voitures, cherchant à voir la source du ralentissement. Elle et Anh longèrent une file de véhicules coincés sur le parking, jusqu’à ce qu’elles croisent un groupe d’étudiants en biologie.

— La batterie de quelqu’un a lâché, et ça bloque la file de sortie.

Greg, un des camarades de labo d’Olive, levait les yeux au ciel et gesticulait dans tous les sens. Il indiqua un pick-up rouge arrêté dans le virage le moins pratique.

Olive reconnut le véhicule de Cherie, la secrétaire du département.

— Je présente mon sujet de mémoire demain… je dois rentrer chez moi pour me préparer. C’est ridicule. Et qu’est-ce qu’elle fout Cherie, à discuter tranquillement avec Carlsen ? Ils veulent qu’on leur apporte du thé et des sandwiches tant qu’on y est ?

Olive balaya les environs du regard, cherchant la grande silhouette d’Adam.

— Ah oui, Carlsen est là, confirma Anh.

Olive regarda dans la direction qu’elle indiquait, juste à temps pour voir Cherie se remettre derrière le volant et Adam faire le tour du pick-up.

— Mais qu’est-ce qu’il…, fut la seule chose qu’Olive parvint à dire, avant de le voir poser les mains sur le coffre du pick-up au point mort, et se mettre à…

Pousser.

Ses épaules et ses biceps étiraient sa chemise. Les muscles fermes de son dos se contractaient sous le tissu noir, tandis qu’il se penchait en avant et faisait rouler plusieurs tonnes de pick-up sur… une distance impressionnante et jusqu’à une place de parking libre.

Oh.

Des applaudissements et des sifflements retentirent parmi les témoins une fois le pick-up hors du chemin, et deux enseignants en neurosciences donnèrent une tape sur l’épaule d’Adam tandis que la file de voitures commençait à sortir du parking.

— C’est pas trop tôt.

Olive entendait Greg bougonner derrière elle, et elle se tenait là, incrédule, un peu sous le choc. Venait-elle d’halluciner ? Adam avait-il vraiment poussé un énorme pick-up à lui tout seul ? S’agissait-il d’un extraterrestre de la planète Krypton qui arrondissait ses fins de mois en jouant le super-héros ?

— Oli, va l’embrasser.

Olive se retourna d’un bond, se rappelant soudain la présence d’Anh.

— Quoi ?

Non. Non.

— Inutile. Je viens de lui dire au revoir y a deux minutes et…

— Oli, pourquoi refuses-tu d’embrasser ton petit ami ?

Rah.

— Je… C’est pas que j’ai pas envie. Seulement…

— Meuf, il vient de déplacer un pick-up. Tout seul. Dans une côte. Il mérite un foutu baiser.

Anh poussa Olive pour lui faire signe d’avancer.

Olive serra les dents et se dirigea vers Adam, regrettant de ne pas avoir franchi le cap et dessiné vingt bites sur le visage d’Anh. Peut-être qu’elle soupçonnait Olive d’avoir une fausse relation avec Adam. Ou peut-être qu’elle prenait son pied en la forçant à montrer son affection en public, cette ingrate. Quoi qu’il en soit, si c’était ce qu’on récoltait pour orchestrer de main de maître une fausse relation de couple supposée bénéficier à la vie amoureuse d’une amie, alors peut-être que…

Olive s’arrêta brutalement.

Adam avait la tête penchée en avant, ses cheveux bruns tombant sur son front tandis qu’il épongeait la sueur de ses yeux sur l’ourlet de sa chemise.

Ce geste fit apparaître son ventre et… il n’y avait vraiment rien d’indécent, rien d’inhabituel, seulement les abdos d’un type plutôt en forme, mais pour une raison obscure, Olive ne put pas s’empêcher de regarder fixement la peau dénudée d’Adam Carlsen comme s’il s’agissait d’une plaque de marbre italien, et…

— Olive ? dit-il, et elle détourna aussitôt le regard.

Flûte, il l’avait carrément surprise en train de le mater. D’abord elle l’avait forcé à l’embrasser, et maintenant elle le reluquait comme une perverse en plein milieu du parking du bâtiment de biologie et…

— Vous avez besoin de quelque chose ?

— Non, je…

Elle sentit ses joues s’empourprer.

La peau d’Adam, elle aussi, était rougissante à cause de l’effort, et ses yeux étaient brillants et clairs, et il semblait… enfin, au moins il n’avait pas l’air malheureux de la voir.

— Anh m’envoie vous embrasser.

Il se figea. Puis, il dit « Ah » de son ton neutre habituel, indéchiffrable.

— Parce que vous avez poussé le pick-up. Je… Je sais à quel point ça a l’air ridicule. Je sais. Mais je ne voulais pas qu’elle ait des soupçons, et il y a aussi des enseignants ici, donc peut-être qu’ils en parleront au directeur du département et ça fera d’une pierre deux coups, et je peux partir si vous…

— Ça va, Olive. Respirez.

D’accord. Oui. Bonne suggestion. Olive respira, et elle prit conscience qu’elle ne l’avait pas fait depuis un moment. Elle sourit à Adam et ce dernier lui répondit par son rictus habituel. Elle commençait vraiment à s’habituer à lui. À ses expressions, sa taille, sa façon particulière d’occuper le même espace qu’elle.

— Anh nous observe, fit-il remarquer en jetant un coup d’œil derrière Olive.

Olive soupira et se pinça l’arête du nez.

— Je veux bien vous croire, marmonna-t-elle.

Adam essuya la sueur de son front d’un revers de la main.

Olive se dandinait nerveusement.

— Bon… On se serre dans les bras ?

— Oh, s’exclama Adam en baissant les yeux sur ses mains puis son corps. Je ne pense pas que vous ayez envie de faire ça. Je suis plutôt repoussant.

Avant de pouvoir s’en empêcher, Olive l’examina de la tête aux pieds, remarquant son corps massif, ses larges épaules, la façon dont ses cheveux bouclaient autour de ses oreilles. Il n’avait pas l’air repoussant. Pas même aux yeux d’Olive qui, d’habitude, n’était pas friande des types bâtis comme s’ils passaient le plus clair de leur temps à la salle de sport. Il avait l’air…

Pas repoussant.

Cela dit, il valait sans doute mieux qu’ils ne se fassent pas de câlin.

Olive pourrait finir par faire quelque chose de terriblement stupide. Elle devrait se contenter de lui dire au revoir et de partir… Oui, c’était la chose à faire.

Sauf que quelque chose d’absolument dingue sortit de sa bouche.

— On s’embrasse, alors ? s’entendit-elle proposer.

Et elle souhaita aussitôt qu’une météorite frappe l’endroit exact où elle se trouvait, parce que… venait-elle de réclamer un baiser à Adam Carlsen ?

C’était bien ce qu’elle avait fait ? Avait-elle soudain perdu la tête ?

— Je veux dire, pas un baiser baiser, s’empressa-t-elle d’ajouter. Mais comme la dernière fois ? Vous voyez.

Il n’avait pas l’air. Ce qui se tenait, vu que leur autre baiser avait très clairement été un baiser baiser. Olive s’efforçait de ne pas trop y penser, mais il lui revenait à l’esprit de temps en temps, en particulier quand elle faisait quelque chose d’important qui requérait toute sa concentration, comme implanter des électrodes à l’intérieur du pancréas d’une souris ou décider quoi commander au Subway. À l’occasion, ça lui revenait pendant un moment calme, comme quand elle était au lit à deux doigts de s’endormir, et elle éprouvait un mélange d’embarras, d’incrédulité et de quelque chose d’autre. Quelque chose qu’elle n’avait aucune intention d’examiner de trop près, ni maintenant, ni jamais.

— Vous êtes sûre ?

Elle hocha la tête, même si elle n’était pas sûre du tout.

— Est-ce qu’Anh nous observe toujours ?

Il regarda au loin.

— Oui. Elle n’essaie même pas de s’en cacher. Je… Pourquoi est-ce aussi important pour elle ? Vous êtes célèbre ?

— Non, Adam, répondit-elle en le montrant du doigt. C’est vous qui l’êtes.

— Moi ?

Il semblait perplexe.

— Enfin bref, inutile de nous embrasser. Vous avez raison, ce serait probablement un peu bizarre.

— Non. Non, ce n’est pas ce que je voulais dire…

Une goutte de sueur coulait le long de sa tempe, et il s’essuya de nouveau le visage, cette fois sur la manche de sa chemise.

— Nous pouvons nous embrasser.

— Oh.

— Si vous pensez que… Si votre amie surveille.

— Oui, acquiesça Olive, déglutissant péniblement. Mais nous ne sommes pas obligés.

— Je sais.

— À moins que vous n’en ayez envie.

Olive avait les mains moites, elle les essuya donc discrètement sur son jean.

— Et par « vouloir » j’entends, à moins que vous ne pensiez que c’est une bonne idée.

Ce n’était tellement pas une bonne idée. C’était une idée désastreuse.

Comme toutes les idées d’Olive.

— Bon.

Il regarda derrière Olive en direction d’Anh, qui était sans doute en train de faire une story Instagram à leur sujet.

— D’accord, dans ce cas.

— D’accord.

Il fit un pas en avant, et vraiment, il n’avait rien de repoussant.

Comment quelqu’un d’aussi transpirant, quelqu’un qui venait juste de pousser un pick-up, arrivait encore à sentir bon ferait un bon sujet de thèse.

Les scientifiques les plus éminents de la planète auraient dû bosser dur là-dessus.

— Pourquoi je ne…

Olive se pressa légèrement contre lui, et après avoir laissé sa main planer un moment, elle la posa sur l’épaule d’Adam. Elle se mit sur la pointe des pieds, levant la tête vers lui. Ça ne changeait pas grand-chose, vu qu’Olive n’était toujours pas assez grande pour atteindre sa bouche. Elle prit donc appui sur son bras, et s’aperçut aussitôt que ça revenait à l’enlacer.

Ce qu’il lui avait demandé de ne pas faire une seconde plus tôt. Et merde.

— Désolée, trop près ? Je ne voulais pas…

Elle aurait bien terminé sa phrase, s’il n’avait pas réduit la distance entre eux pour… l’embrasser. Juste… comme ça.

C’était à peine un petit bisou – ses lèvres pressées contre les siennes, et sa main sur sa taille pour la stabiliser un peu. C’était un baiser, mais léger, et ça ne justifiait certainement pas la façon dont son cœur tambourinait dans sa poitrine, ni le fait que quelque chose de chaud et liquide tourbillonnait dans son ventre. Pas désagréable, mais déroutant et un peu effrayant, ce qui força Olive à reculer au bout d’une seconde. Quand elle retomba sur ses talons, Adam sembla suivre le mouvement pendant une fraction de seconde, tentant de combler l’espace entre leurs lèvres. Mais le temps qu’elle cligne des yeux pour se libérer de la torpeur laissée par le baiser, il se tenait droit devant elle, rougissant et comme hors d’haleine. Elle avait dû rêver cette dernière partie.

Il fallait qu’elle détourne le regard, immédiatement. Et il fallait qu’il regarde ailleurs, lui aussi. Pourquoi avaient-ils les yeux rivés l’un sur l’autre ?

— Bon, reprit-elle avec entrain. Ça, euh… a marché.

La mâchoire d’Adam se crispa, mais il ne répondit pas.

— Enfin bref. Je vais retrouver… euh…

Elle indiqua ce qui se trouvait derrière elle avec son pouce.

— Anh ?

— Oui. Oui, Anh.

Il déglutit péniblement.

— D’accord. Oui.

Ils s’étaient embrassés. Ils s’étaient embrassés… deux fois ! Deux fois.

Non pas que ça eût de l’importance. Tout le monde s’en fichait. Mais quand même. Deux fois. Sans compter les genoux. Plus tôt dans la journée. Encore une fois, non pas que ça eût de l’importance.

— Vous serez dans le coin ? La semaine prochaine ?

Il posa ses doigts sur ses lèvres, avant de laisser retomber son bras.

— Oui. Mercredi.

On était jeudi. Ce qui signifiait qu’ils se reverraient dans six jours. Ce qui était bien. Olive allait bien, peu importait quand ou combien de fois ils se voyaient.

— Ouais. À mercredi… Eh, quid du pique-nique ?

— Le… Oh.

Adam leva les yeux au ciel, semblant reprendre ses esprits.

— C’est vrai. Ce put…, commença-t-il avant de s’interrompre. Ce pique-nique.

Elle afficha un sourire radieux.

— C’est lundi.

— Je sais, soupira-t-il.

— Vous comptez toujours y aller ?

Il lui jeta un regard qui disait clairement : C’est pas comme si j’avais le choix, même si je préférerais qu’on m’arrache les ongles un par un. Avec des pinces.

Olive éclata de rire.

— Eh bien, j’y vais, moi aussi.

— C’est toujours ça de pris.

— Vous amenez Tom ?

— Probablement. Il se trouve qu’il apprécie les gens.

— D’accord. Je pourrai discuter un peu avec lui, et vous et moi pourrons montrer à quel point notre relation est stable et sérieuse au directeur du département. Vous passerez pour un oiseau à qui on a coupé les ailes. Aucun risque de vous enfuir.

— Parfait. J’apporterai un faux acte de mariage pour le laisser négligemment tomber à ses pieds.

Olive rit, le salua de la main, puis repartit vers Anh en trottinant. Elle frotta ses doigts contre ses lèvres, comme si elle essayait d’effacer le fait qu’elle venait d’embrasser Adam – le Dr Adam Carlsen – pour la seconde fois de son existence. Ce qui, encore une fois, était bien. C’était un petit bisou. Rien d’important.

— Et voilà, lança Anh en fourrant son téléphone dans sa poche, tu viens juste de rouler des pelles au maître de conférences Adam MacArthur

Carlsen devant le bâtiment de biologie.

Olive leva les yeux au ciel et se mit à monter l’escalier.

— Je suis presque sûre que ce n’est pas son deuxième prénom. Et on n’a pas fait ce que tu dis.

— Mais il était évident que tu en avais envie.

— La ferme. Pourquoi tu nous observais, de toute façon ?

— Je ne vous observais pas. Il se trouve que j’ai levé les yeux quand il s’apprêtait à te sauter dessus, et je n’ai simplement pas réussi à détourner le regard.

Olive poussa un grognement, tout en branchant ses écouteurs à son téléphone.

— C’est ça. Bien sûr.

— Tu lui plais vraiment. Ça se voit à la façon dont il rive les yeux sur…

— Je vais écouter de la musique très fort maintenant. Pour couvrir le son de ta voix.

— … toi.

Ce ne fut que bien plus tard, après qu’Olive eut travaillé sur le rapport de Tom pendant plusieurs heures, qu’elle se souvint de ce qu’Adam avait répondu quand elle avait lui avait dit qu’elle serait au pique-nique.

C’est toujours ça de pris.

Olive baissa la tête en souriant.

CHAPITRE 7

HYPOTHÈSE : Il y aura un rapport direct entre la quantité de crème solaire versée dans mes mains et l’intensité de mon désir d’assassiner Anh.

 

Le rapport pour Tom était presque terminé et tenait en trente-quatre pages de texte avec interligne simple, police Arial (11), non justifié. Il était 11 heures, et Olive travaillait dans le labo depuis environ cinq heures – analysant des échantillons de peptides, prenant des notes sur le protocole, faisant discrètement la sieste pendant que la machine PCR tournait – quand Greg déboula, visiblement fou de rage.

C’était inhabituel, mais pas trop inhabituel non plus. Déjà, Greg était un peu sanguin, et l’école doctorale suscitait de nombreux accès de colère dans des lieux semi-publics, généralement pour des raisons qui, Olive en avait bien conscience, paraîtraient absurdes à quiconque n’avait jamais mis un pied dans une fac. « Ils me forcent à assurer le cours d’introduction à la biologie pour la quatrième fois de suite », « L’article dont j’ai besoin est payant », « J’avais rendez-vous avec ma directrice de recherche et je l’ai appelée “Maman” par accident ».

Greg et Olive partageaient une directrice de recherche, le Dr Aslan, et même s’ils s’étaient toujours bien entendus, ils n’avaient jamais été particulièrement proches.

En optant pour une femme comme directrice de recherche, Olive avait espéré échapper à une partie de la méchanceté dont étaient victimes les scientifiques de sexe féminin. Malheureusement, elle était la seule femme du labo, ce qui était… loin d’être idéal. Voilà pourquoi quand Greg était arrivé en trombe, avait claqué la porte et jeté un dossier sur sa paillasse, Olive n’avait pas su quoi faire. Greg s’assit et se mit à fulminer. Chase, un autre camarade de labo, entra peu de temps après, l’air mal à l’aise, et se mit à lui tapoter le dos avec précaution.

Olive regarda avec regret ses échantillons d’ARN. Puis elle s’approcha et demanda :

— Qu’est-ce qui cloche ?

Elle s’attendait à ce que la réponse soit « La production de mon réactif a été interrompue » ou « Ma valeur-p est .06 » ou « Je n’aurais pas dû faire des études, mais il est trop tard pour abandonner maintenant parce que mon amour-propre est intrinsèquement lié à mes performances académiques, et que resterait-il de moi si je décidais de lâcher ? »

Mais elle récolta un « C’est ton connard de mec qui cloche ».

Leur faux couple durait depuis environ deux semaines : Olive ne sursautait plus quand quelqu’un faisait référence à Adam comme son petit ami. Cela dit, les paroles de Greg étaient tellement inattendues et haineuses qu’elle ne put s’empêcher de répondre : — Qui ?

— Carlsen.

Il prononça son nom comme s’il s’agissait d’une insulte.

— Oh.

— Il fait partie du jury de thèse de Greg, expliqua Chase sur un ton nettement plus neutre, sans regarder Olive dans les yeux.

— Oh. D’accord.

Ça pouvait mal tourner. Très mal.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il a refusé mon sujet de recherche.

— Merde, commenta Olive en se mordant la lèvre. Je suis désolée, Greg.

— Ça va me mettre très en retard. Ça va me prendre des mois pour le reprendre, tout ça parce que Carlsen a cherché la petite bête. Je ne le voulais même pas dans mon jury ; le Dr Aslan m’a forcé à l’ajouter parce qu’elle est complètement obsédée par son truc de stats.

Olive se mordit l’intérieur de la joue, s’efforçant de trouver quelque chose à dire et échouant lamentablement.

— Je suis vraiment désolée.

— Olive, est-ce que vous parlez de ce genre de trucs ? demanda Chase, sans crier gare, en la regardant d’un air méfiant. Est-ce qu’il t’a dit qu’il allait recaler Greg ?

— Quoi ? Non. Non, je…

J’échange avec lui pendant exactement quinze minutes par semaine. Et, d’accord, je l’ai embrassé. Deux fois. Et je me suis assise sur ses genoux.

Une fois. Mais ça ne va pas plus loin, et Adam… il parle très peu. En fait, j’aimerais qu’il parle plus, vu que je ne sais rien de lui, et j’aimerais au moins savoir quelque chose.

Non, il n’en parle pas. Je pense que ce serait contre le règlement.

— Bon sang, reprit Greg en frappant le plan de travail, le faisant trembler. Quel connard. Quelle petite merde sadique.

Olive ouvrit la bouche pour… pour faire quoi, exactement ? Pour défendre Adam ? C’ était un connard. Elle l’avait vu se comporter comme tel. En pleine action. Peut-être pas récemment, et peut-être pas avec elle, mais si elle avait voulu compter sur ses doigts le nombre de ses connaissances qui avaient fondu en larmes à cause de lui, eh bien… il lui faudrait ses deux mains, et aussi ses orteils. Voire ceux de Chase.

— Il t’a dit pourquoi, au moins ? Qu’est-ce que tu dois changer ?

— Tout. Il veut que je change mon groupe de contrôle et que j’en ajoute un autre, ce qui fait que le projet va prendre dix fois plus de temps. Et la façon dont il l’a dit, son petit air supérieur… Il est tellement arrogant.

Bon. Ça n’avait rien d’un scoop. Olive se gratta la tempe, retenant un soupir.

— Ça craint. Je suis désolée, répéta-t-elle, incapable de trouver mieux et éprouvant une sincère compassion pour Greg.

— Ouais, c’est ça, dit-il en se levant pour faire le tour de la paillasse, s’arrêtant devant Olive. Il y a de quoi.

Elle se figea. Elle avait sans doute mal entendu.

— Pardon ?

— Tu es sa copine.

— Je…

Ne le suis vraiment pas. Mais bon. Quand bien même.

— Greg, je sors seulement avec lui. Je ne suis pas lui. Comment pourrais-je avoir quoi que ce soit à voir avec…

— Tu t’en accommodes. Tu cautionnes son comportement de… connard mégalo. Tu te fous de la manière dont il traite tout le monde, sinon tu ne supporterais pas d’être avec lui.

Elle recula d’un pas.

Chase leva les mains en signe de paix, venant s’interposer entre eux.

— Eh, c’est bon. Ne nous…

— Je ne t’ai pas recalé, Greg.

— Peut-être. Mais tu te fiches bien que la moitié du département soit terrorisée par ton mec.

Olive sentit sa colère monter.

— C’est faux. Je suis capable de faire la part des choses entre mes relations professionnelles et mes sentiments personnels pour lui…

— Parce que tu ne t’intéresses qu’à ta petite personne.

— C’est injuste. Qu’est-ce que je suis censée faire ?

— Le forcer à cesser de recaler les gens.

— Le forcer à…, balbutia Olive. Greg, en quoi est-ce une réponse rationnelle quant au fait qu’Adam t’ait recalé…

— Ah. Adam, hein ?

Elle serra les dents.

— Oui. Adam. Comment je devrais appeler mon copain pour te faire plaisir ? « Professeur Carlsen » ?

— Si tu soutenais un tant soit peu n’importe lequel des étudiants du département, tu plaquerais ton putain de mec.

— Comment… Tu te rends compte que ça n’a aucun sens ce que tu…

Aucune raison de terminer sa phrase, vu que Greg sortit en trombe du labo en claquant la porte derrière lui. Elle se passa une main sur le visage, choquée par ce qui venait de se passer.

— Il n’est pas… il ne le pense pas vraiment. Pas te concernant, du moins, ajouta Chase en se grattant la tête.

Petit rappel du fait qu’il s’était tenu là, dans cette pièce, durant l’entièreté de cette conversation. Aux premières loges. Il suffirait peut-être d’un quart d’heure avant que tout le monde soit au courant.

— Greg a besoin de décrocher son diplôme au printemps en même temps que sa femme. Pour qu’ils puissent trouver des post-docs ensemble.

Ils ne veulent pas vivre séparés, tu comprends.

Elle hocha la tête… Elle l’ignorait, mais elle pouvait imaginer. Une partie de sa colère se dissipa.

— Ouais, ok.

Être odieux avec moi ne va pas l’aider à boucler sa thèse plus vite, omit-elle d’ajouter.

Chase soupira.

— Ça n’a rien de personnel. Mais il faut que tu comprennes que c’est bizarre pour nous. Parce que Carlsen… Peut-être qu’il n’a jamais fait partie

de ton jury, mais tu dois bien savoir le genre de type qu’il est, non ?

Elle ne savait pas quoi répondre.

— Et maintenant vous sortez ensemble, et…, reprit Chase, haussant les épaules avec un sourire nerveux. Il ne devrait pas être question de prendre parti, mais parfois, ça peut donner cette impression, tu vois ?

Les mots de Chase restèrent en suspens le reste de la journée. Olive y repensa lorsqu’elle appliquait son protocole expérimental aux souris, et plus tard encore quand elle essayait de déterminer quoi faire de ces deux anomalies qui rendaient ses conclusions difficiles à interpréter. Elle les ressassait toujours en rentrant chez elle à vélo, le vent chaud lui réchauffant les joues et lui ébouriffant les cheveux, ainsi qu’en mangeant deux parts de la pizza la plus déprimante qui soit. Malcolm avait décidé de prendre soin de sa santé depuis des semaines maintenant (un truc en rapport avec le fait de cultiver son microbiote intestinal) et refusait d’admettre que la croûte de chou-fleur n’avait pas bon goût.

Parmi ses amis, Malcolm et Jeremy avaient eu des interactions désagréables avec Adam, mais une fois passé leur choc initial, ils ne semblaient pas tenir rigueur à Olive de sa relation avec lui. Elle ne s’était pas trop inquiétée de l’opinion des autres étudiants. Elle avait toujours été un peu solitaire et elle avait l’impression qu’elle perdrait son temps à se préoccuper de personnes qu’elle connaissait à peine. Cela étant, il y avait peut-être un soupçon de vérité dans ce que Greg avait dit. Adam avait été tout sauf un connard avec Olive, mais le fait d’accepter son aide alors qu’il était horrible avec ses camarades faisait-il d’elle une mauvaise personne ?

Olive s’allongea sur son lit encore fait, levant les yeux sur les étoiles phosphorescentes. Cela faisait plus de deux ans qu’elle avait emprunté l’escabeau de Malcolm et les avait soigneusement collées au plafond ; la colle commençait à lâcher, et la grande comète dans le coin près de la fenêtre allait tomber d’un jour à l’autre. Sans se laisser le temps d’y réfléchir, elle roula jusqu’au bord du lit sortit son téléphone de la poche de son jean.

Elle n’avait pas utilisé le numéro d’Adam depuis qu’il le lui avait donné quelques jours plus tôt… « S’il se passe quoi que ce soit ou que vous avez besoin d’annuler, passez-moi un coup de fil. C’est plus rapide qu’un mail. »

Quand elle pressa l’icône bleue sous son nom, un écran blanc s’afficha, une ardoise vide sans le moindre historique de messages. Ce qui rendit Olive

bizarrement très anxieuse, si bien qu’elle tapa le texto d’une main tout en se mordant le pouce de l’autre.

 

Olive : Est-ce que vous venez de recaler Greg ?

 

Adam ne regardait jamais sur son téléphone. Jamais. Chaque fois qu’Olive s’était trouvée en sa compagnie, elle ne l’avait pas vu lui jeter un seul coup d’œil… même si, avec un labo aussi grand que le sien, il recevait sûrement une trentaine de mails par minute. En vérité, elle ne savait même pas s’il avait un portable Peut-être que c’était un genre de hippie des temps modernes qui détestait la technologie. Peut-être qu’il lui avait donné le numéro fixe de son bureau, et que c’était pour ça qu’il lui avait dit de l’appeler. Peut-être qu’il ignorait comment envoyer un message, ce qui signifiait qu’Olive ne recevrait jamais de réponse…

Elle sentit sa paume vibrer.

 

Adam : Olive ?

 

Il lui vint à l’esprit que, si Adam lui avait donné son numéro, elle avait omis de lui donner le sien. Il n’avait donc aucun moyen de savoir qui lui écrivait. Et le fait qu’il ait deviné révélait une intuition quasi surnaturelle.

Qu’il aille au diable.

 

Olive : Ouais. C’est moi.

Olive : Avez-vous recalé Greg Cohen ? Je l’ai croisé après sa réunion. Il est très en colère.

 

Contre moi. À cause de vous. À cause de cette histoire débile.

 

Il y eut un blanc d’une minute environ, durant laquelle, d’après Olive, Adam était peut-être en train d’émettre un rire diabolique en pensant à toute la peine qu’il avait infligée à Greg. Puis il répondit : Adam : Je ne peux pas discuter du travail des autres étudiants avec vous.

 

Olive soupira, échangeant un regard lourd de sens avec le renard en peluche que Malcolm lui avait offert pour la féliciter d’avoir réussi ses

examens d’entrée.

 

Olive : Je ne vous demande pas de me dire quoi que ce soit. Greg m’a déjà tout raconté. Sans compter que c’est moi qui en prends pour mon grade, vu que je suis votre petite amie.

Olive : « Petite amie ».

 

Trois points de suspension apparurent en bas de l’écran. Puis ils disparurent, puis réapparurent, et enfin, le téléphone d’Olive vibra.

 

Adam : Les membres du jury ne recalent pas les étudiants. Ils recalent leurs projets.

 

Elle poussa un grognement, souhaitant qu’il puisse l’entendre.

 

Olive : D’accord, certes. Allez dire ça à Greg.

Adam : Je l’ai fait. J’ai pointé les faiblesses de son projet. Il le reverra en fonction, et ensuite je validerai sa thèse.

Olive : Donc vous admettez que c’est vous qui êtes derrière la décision de le recaler.

Olive : Ou, peu importe. De recaler son projet.

Adam : Oui. En l’état, sa problématique ne donnera pas de résultats valables scientifiquement.

 

Olive se mordit l’intérieur de la joue, rivant les yeux sur son téléphone tout en se demandant si poursuivre cette conversation était une bonne idée.

Si ce qu’elle s’apprêtait à dire allait trop loin. Puis elle se souvint de la façon dont Greg l’avait traitée plus tôt, marmonna « Fait chier » et tapa : Olive : Vous ne croyez pas que vous auriez pu être plus aimable ?

Adam : Pourquoi ?

Olive : Parce que si vous l’aviez été, peut-être qu’il ne serait pas aussi en colère maintenant ?

Adam : Je ne vois toujours pas pourquoi.

Olive : Sérieusement ?

Adam : Ce n’est pas mon travail de gérer les émotions de vos amis. Il est en doctorat, pas en maîtrise. Il sera inondé de retours qu’il n’appréciera pas pendant le reste de sa vie s’il poursuit une carrière universitaire. La façon dont il choisit de le gérer le regarde.

Olive : N’empêche, vous pourriez essayer de cacher votre joie à l’idée de décaler sa soutenance.

Adam : C’est irrationnel. Si son projet a besoin d’être modifié c’est qu’en l’état actuel, il le prédispose à l’échec. Les autres membres du jury et moi lui avons

fait un retour qui lui permettra de progresser. C’est un scientifique en formation : il devrait valoriser les conseils, pas s’en offusquer.

 

Olive serrait les dents en tapant sa réponse.

 

Olive : Vous devez pourtant savoir que vous recalez plus de gens que qui que ce soit d’autre. Et vos critiques sont inutilement dures. Du genre, « Quittez immédiatement l’école doctorale et ne revenez jamais ». Vous devez bien savoir comment les étudiants vous perçoivent.

Adam : Ce n’est pas le cas.

Olive : Hostile. Et inabordable.

 

Et c’était la version édulcorée. Vous êtes un connard, pensait Olive. Sauf que je sais que vous pouvez ne pas en être un, et je n’arrive pas à piger pourquoi vous êtes aussi différent avec moi. Je ne représente absolument rien pour vous, donc ça n’a pas de sens que vous ayez une personnalité différente chaque fois que vous êtes en ma présence.

Les trois points de suspension en bas de l’écran réapparurent pendant dix, vingt, trente secondes. Une minute entière. Olive relut son dernier message et se demanda si ça y était… si elle avait fini par aller trop loin.

Peut-être qu’il allait lui rappeler que se faire insulter par message interposé à 21 heures, un vendredi, ne faisait pas partie de leur accord.

Puis une bulle bleue apparut, occupant tout l’écran.

 

Adam : Je fais mon travail, Olive. Qui ne consiste pas à formuler de gentilles observations ou à m’assurer de brosser les étudiants dans le sens du poil. Mon travail consiste à former des chercheurs rigoureux qui ne publient pas de conneries inutiles ou dangereuses qui nuiront à notre discipline. Le monde universitaire est encombré de recherches catastrophiques et de scientifiques médiocres. La façon dont vos amis me perçoivent m’est complètement égale, tant que leur travail est au niveau. S’ils ont envie d’abandonner quand on leur dit que ce n’est pas le cas, alors tant pis. Tout le monde n’a pas l’étoffe d’un scientifique, et ceux qui ne l’ont pas doivent sortir du circuit.

 

Elle regarda fixement son téléphone, détestant son ton insensible. Le problème était qu’Olive comprenait précisément d’où Greg venait, parce qu’elle s’était trouvée dans des situations semblables. Peut-être pas avec Adam, mais son expérience globale à l’université avait été ponctuée de doutes, d’anxiété et d’un sentiment d’infériorité. Elle avait à peine dormi durant les deux semaines avant ses examens d’entrée, se demandait souvent si sa peur de parler en public l’empêcherait de faire carrière, et elle craignait constamment d’être la personne la plus stupide dans la pièce. Et pourtant, elle consacrait la majeure partie de son temps et de son énergie à devenir la meilleure scientifique possible, s’efforçant de se tracer un chemin et d’arriver à quelque chose. L’idée que quelqu’un rejette son travail et ses sentiments aussi froidement, d’où sa réponse aussi immature, était presque fatale.

 

Olive : Eh bien, allez vous faire foutre, Adam.

 

Elle regretta aussitôt, mais pour une raison obscure, elle ne put se résoudre à envoyer des excuses. Il lui fallut vingt minutes pour prendre conscience qu’Adam ne comptait pas répondre. Une notification apparut en haut de son écran, l’informant que sa batterie était à 5 %.

En poussant un profond soupir, Olive se leva de son lit et balaya la pièce du regard en quête de son chargeur.

***

— Maintenant va à droite.

— Compris.

Le doigt de Malcolm souleva la commande du clignotant. Un cliquetis retentit dans la petite voiture.

— À droite.

— Non, n’écoute pas Jeremy. Tourne à gauche.

Jeremy se pencha en avant et écrasa le bras d’Anh.

— Malcolm, fais-moi confiance. Anh n’est jamais allée à la ferme.

C’est à droite.

— Google Maps dit à gauche.

— Google Maps a tort.

— Qu’est-ce que je fais ? s’enquit Malcolm en faisant la moue dans le rétroviseur central. Gauche ? Droite ? Oli, qu’est-ce que je fais ?

Sur le siège arrière, Olive détourna les yeux de la vitre et haussa les épaules.

— Essaie à droite ; si c’est la mauvaise direction, on fera demi-tour.

Elle jeta coup d’œil à Anh, mais elle et Jeremy étaient trop occupés à faire semblant de se foudroyer du regard pour remarquer.

Malcolm grimaça.

— On va être en retard. Bon sang, j’ai horreur de ces pique-niques débiles.

— Nous avons déjà, genre (Olive jeta un coup d’œil à l’horloge de la voiture) une heure de retard. Je crois qu’on n’est pas à dix minutes près.

J’espère seulement qu’il restera à manger. Son estomac gargouillait depuis deux heures, et il était impossible que qui que ce soit dans le véhicule ne l’ait pas remarqué.

Après sa dispute avec Adam trois jours plus tôt, elle avait été tentée de faire l’impasse sur le pique-nique. De se terrer dans le labo tout le week-end et de continuer à faire ce qu’elle avait à faire – d’ignorer le fait qu’elle lui avait dit d’aller se faire foutre, et ce sans raison valable. Elle aurait pu employer ce temps pour travailler sur le rapport destiné à Tom, tâche qui s’avérait plus complexe et plus chronophage qu’elle l’avait cru au départ…

sans doute parce qu’Olive ne pouvait faire fi de l’enjeu colossal, si bien qu’elle refaisait sans cesse des analyses et se torturait l’esprit sur la moindre formulation. Mais elle avait changé d’avis à la dernière minute, se disant qu’elle avait promis à Adam d’en mettre plein la vue au directeur du département. Il aurait été injuste de se débiner, alors qu’il avait largement rempli sa part du contrat afin de convaincre Anh.

Mais elle doutait qu’Adam veuille avoir encore affaire à elle.

— Ne t’inquiète pas, Malcolm, reprit Anh. On finira par y arriver. Si quelqu’un pose la question, on dira seulement qu’un lion géant nous a attaqués. Bon sang, pourquoi il fait aussi chaud ? J’ai apporté de la crème solaire, au fait. Indices 30 et 50. Personne ne va où que ce soit avant d’en avoir mis.

Sur le siège arrière, Olive et Jeremy échangèrent un regard résigné, bien au fait avec l’obsession d’Anh pour la crème solaire.

Le pique-nique battait son plein quand ils arrivèrent enfin, et était aussi bondé que la plupart des événements incluant de la nourriture gratuite.

Olive fonça vers les tables et salua de la main le Dr Aslan, qui était assise à l’ombre d’un chêne géant avec d’autres enseignants. Le Dr Aslan lui rendit son salut, sans doute ravie de constater qu’elle avait l’autorité suffisante pour réquisitionner ses étudiants sur leur temps libre, en plus des quatre-vingt heures par semaine qu’ils passaient déjà au labo. Olive sourit faiblement, s’efforçant de ne pas avoir l’air amère, attrapa une grappe de raisin blanc et goba un grain tout en laissant son regard errer.

Anh avait raison. Ce mois de septembre était inhabituellement chaud. Il y avait des gens partout : assis sur des chaises longues, allongés dans l’herbe, entrant et sortant des granges – tous profitant du beau temps.

Quelques-uns mangeaient dans des assiettes en plastique sur des tables pliantes près du bâtiment principal, et il y avait au moins trois jeux en cours – une version du volley-ball avec les joueurs debout en cercle, un match de football, et quelque chose qui impliquait un frisbee et au moins une dizaine de mecs torse nu.

— Mais à quoi ils jouent ? demanda Olive à Anh.

Elle vit le Dr Rodrigues plaquer un immunologiste et regarda de nouveau les tables presque vides en grimaçant. Il ne restait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Olive voulait un sandwich. Un paquet de chips.

N’importe quoi.

— À l’ultimate frisbee, j’imagine ? Je ne sais pas. Tu as mis de la crème solaire ? Tu portes un débardeur et un short, donc tu devrais.

Olive croqua un autre grain de raisin.

— Vous, les Américains, et vos faux sports.

— Je suis sûre qu’il y a aussi des tournois d’ultimate frisbee au Canada.

Tu sais ce qui est bien réel ?

— Quoi ?

— Un mélanome. Mets de la crème solaire.

— Oui, maman, rétorqua Olive en souriant. Je peux manger d’abord ?

— Manger quoi ? Il ne reste rien. Oh, il y a du pain de maïs là-bas.

— Oh, cool. Passe-le-moi.

— Ne mangez pas le pain de maïs, les filles, lança Jeremy dont la tête apparut entre Olive et Anh. Jess a dit qu’un première année de pharmacologie a éternué dessus. Où est passé Malcolm ?

— Il se gare… Bordel. Merde.

Olive abandonna son examen attentif de la table, alertée par l’urgence dans la voix d’Anh.

— Quoi ?

— Juste, bordel de merde.

Oui, qu’est-ce que…

Bordel de merde.

Tu l’as déjà dit.

Elle balaya les environs du regard, s’efforçant de comprendre ce qui se passait.

— Qu’est-ce que… Oh, voilà Malcolm. Peut-être qu’il a trouvé quelque chose à manger ?

— Est-ce que c’est Carlsen ?

Olive se dirigeait vers Malcolm dans l’espoir de trouver quelque chose de comestible et échapper à cette connerie de crème solaire par la même occasion, mais quand elle entendit le nom d’Adam, elle s’arrêta dans sa lancée. Ou peut-être que ce n’était pas son nom, mais plutôt la façon dont Anh le prononçait.

— Quoi ? Où ça ?

Jeremy pointa du doigt le groupe qui jouait à l’ultimate frisbee.

— C’est lui, hein ? Torse nu ?

Bordel de merde, répéta Anh, dont le vocabulaire semblait soudain bien limité, en dépit de sa vingtaine d’années sur les bancs de l’école. C’est bien des abdos ?

Jeremy cligna des yeux.

— Des tablettes de chocolat, même.

— Et ses vraies épaules ? s’enquit Anh. Il s’est fait poser des implants musculaires ?

— Voilà ce qu’il a fait de la bourse MacArthur, reprit Jeremy. Je ne crois pas que des épaules pareilles existent dans la nature.

— Bon sang, c’est le torse de Carlsen ? lança Malcolm en appuyant son menton sur l’épaule d’Olive. Ce truc était sous sa chemise pendant qu’il déchirait mon projet de thèse ? Oli. Pourquoi tu n’as pas dit qu’il était baraqué ?

Olive se tenait là, clouée, les bras ballants. Parce que je l’ignorais.

Parce que je n’en avais pas la moindre idée. Ou peut-être que si, un peu, en le voyant pousser ce pick-up l’autre jour… même si elle avait essayé d’effacer cette image mentale en particulier.

— Incroyable.

Anh prit la main d’Olive, la retournant pour verser une bonne dose de crème solaire dans sa paume.

— Voilà, mets ça sur tes épaules. Et tes jambes. Et ton visage, aussi…

Tu es probablement à haut risque pour plein de problèmes de peau, Miss

Taches de rousseur. Et toi aussi, Jer.

Olive hocha la tête bêtement et se mit à étaler la crème solaire sur ses bras et ses cuisses. Elle inspira le parfum d’huile de coco, s’efforçant de ne pas penser à Adam et au fait qu’il ressemblait vraiment à ça. Sans grand succès, mais bon.

— Y a des études là-dessus ? s’enquit Jeremy.

— Hein ?

Anh tirait ses cheveux en chignon.

— Sur le lien entre les taches de rousseur et le cancer de la peau.

— Je ne sais pas.

— C’est l’impression que ça donne.

— C’est vrai. J’ai envie de savoir maintenant.

— Attends. Est-ce qu’il y a le Wi-Fi ici ?

— Oli, tu as Internet ?

Olive s’essuya les mains sur une serviette en papier qui semblait presque inutilisée.

— J’ai laissé mon téléphone dans la voiture de Malcolm.

Elle se détourna d’Anh et Jeremy, à présent focalisés sur l’écran de l’iPhone de Jeremy, pour se concentrer sur le groupe qui jouait au frisbee…

quatorze bonhommes et zéro femme. Ça avait sans doute à voir avec l’excès global de testostérone dans les disciplines scientifiques. Au moins, la moitié des joueurs étaient enseignants ou post-doctorants. Adam, bien sûr, et Tom, le Dr Rodrigues et plusieurs autres de pharmacologie. Torse nu également.

Même si, non. Pas comparable du tout. Ils n’avaient rien de comparable avec Adam.

Ce n’était pas le genre d’Olive. Vraiment pas. Elle pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de types par lesquels elle s’était sentie viscéralement attirée. En fait… sur un seul doigt. Et à cet instant, le type en question courait vers elle, parce que Tom Benton, pauvre de lui, venait d’envoyer le frisbee n’importe comment, et il avait atterri sur la pelouse à quelques mètres d’Olive. Et Adam, Adam torse nu, se trouvait être le plus proche de l’endroit en question.

— Oh, regardez cet article, s’exclama Jeremy avec enthousiasme.

— Khalesi et al., 2013. C’est une méta-analyse. « Les marqueurs cutanés des dégâts causés par les UV sur la peau et le risque de carcinome

basocellulaire de la peau ». Publiée dans la revue Cancer Epidemiology, Biomarkers & Prevention.

Jeremy brandit un poing victorieux.

— Olive, tu écoutes ?

Non. Non, elle n’écoutait pas. Elle essayait surtout de se vider la tête, et les yeux aussi. De faire abstraction de son faux petit ami et de la soudaine douleur chaude dans son estomac. Si seulement elle était ailleurs. Ou temporairement aveugle et sourde.

— Écoute ça : les lentigos solaires présentaient des associations faibles mais positives avec des carcinomes basocellulaires, avec un taux de probabilité autour de 1,5. Bon, je n’aime pas ça. Jeremy, tiens le téléphone.

Je donne à Olive plus de crème solaire. Prends l’indice 50 ; c’est probablement ce qu’il te faut.

Olive détourna le regard du torse d’Adam, maintenant dangereusement proche, et se retourna pour s’éloigner d’Anh.

— Attends. J’en ai déjà mis.

— Oli, reprit Anh sur le ton maternant qu’elle utilisait à chaque fois son amie dérapait et avouait que ses portions de légumes étaient principalement constituées de frites, ou qu’elle lavait les couleurs et le blanc en même temps. Tu sais ce que dit la science.

— Je ne sais pas ce que dit la science, et toi non plus, tu connais seulement une ligne d’un résumé et…

Anh prit la main d’Olive et y versa un litre de crème solaire. Tellement qu’Olive dut utiliser son autre main pour éviter d’en mettre partout – se retrouvant là, comme une idiote, les mains jointes comme une mendiante, vu qu’elle était à moitié noyée dans cette foutue crème solaire.

— Et voilà, dit Anh en affichant un sourire radieux. Maintenant tu peux te protéger d’un carcinome basocellulaire. Ce qui, franchement, a l’air atroce.

— Je…

Olive retint un geste d’exaspération

— Je déteste la crème solaire. Ça colle, ça me donne l’impression de sentir la piña colada, et… c’est beaucoup trop.

— Mets-en autant que ta peau en absorbe. Surtout sur les taches de rousseur. Le reste, tu n’as qu’à le partager avec quelqu’un.

— D’accord. Anh, tiens, tu n’as qu’à en prendre. Toi aussi, Jeremy. Tu es roux, putain !

— Roux, mais sans taches de rousseur.

Il sourit fièrement, comme s’il avait lui-même créé son génotype.

— Et j’en ai déjà mis une tonne. Merci, chérie.

Il se pencha pour embrasser Anh sur la joue, ce qui dériva presque en séance de roulage de pelles.

Olive retint un soupir.

— Les gars, qu’est-ce que je fais avec tout ça ?

— Trouve quelqu’un d’autre. Où est passé Malcolm ?

Jeremy poussa un grognement.

— Là-bas, avec Jude.

— Jude ? répéta Anh en fronçant les sourcils.

— Ouais, le cinquième année en neuro.

— Le doctorant en médecine ? Ils sortent ensemble ou…

— Les gars, reprit Olive qui se retenait de toutes ses forces de ne pas hurler. Je n’ai plus aucune liberté de mouvement. S’il vous plaît, faites quelque chose !

— Bon sang, Oli, s’exclama Anh en levant les yeux au ciel. Tu en fais toujours des tonnes. Attends…

Elle salua quelqu’un derrière Olive, et quand elle parla, sa voix était nettement plus forte.

— Eh, docteur Carlsen ! Vous avez mis de la crème solaire ?

En une microseconde, le cerveau entier d’Oli prit feu… puis finit en tas de cendres. Sans prévenir, cent milliards de neurones, mille milliards de cellules gliales, et Dieu sait combien de millilitres de liquide céphalo-rachidien cessèrent tout simplement d’exister. Le reste de son corps ne s’en tirait pas très bien non plus, vu qu’Olive arrivait à sentir ses organes lâcher en direct. Depuis sa toute première rencontre avec Adam, Olive s’était retrouvée une dizaine de fois à souhaiter tomber raide morte, que la terre s’ouvre et l’engloutisse tout entière, qu’un cataclysme frappe et lui épargne l’embarras de leurs interactions. Mais cette fois, la fin du monde semblait approcher pour de bon.

Ne te retourne pas, lui dit ce qui restait de son système nerveux central.

Fais semblant de ne pas avoir entendu Anh. Annihile cette situation par la force de ton esprit. Mais c’était impossible. Il y avait une sorte de triangle

formé par Olive, Anh en face d’elle, et probablement – sûrement – Adam derrière elle ; ce n’était pas comme si Olive avait le choix. Un quelconque choix. Surtout quand Adam, qui ne pouvait certainement pas imaginer les cochonneries qu’Anh avait en tête, qui ne pouvait certainement pas voir les litres de crème solaire qui avaient élu domicile dans les mains d’Olive, répondit : « Non. »

Et merde.

Olive se retourna d’un bond, et il était là… en sueur, un frisbee dans la main gauche, et toujours aussi torse nu.

— Parfait, dans ce cas, reprit Anh sur un ton tellement enjoué. Olive en a beaucoup trop et se demandait quoi en faire. Elle va vous en mettre !

Non. Non, non, non.

— Je ne peux pas, souffla-t-elle à Anh. Ce serait tout à fait déplacé.

— Pourquoi ? s’enquit Anh d’un air innocent. Je mets tout le temps de la crème solaire à Jeremy. Regarde.

Elle versa de la lotion dans sa main et en barbouilla le visage de Jeremy.

Je mets de la crème solaire à mon petit ami. Parce que je ne veux pas qu’il ait un mélanome. Mon comportement est-il « déplacé » ?

Olive allait la tuer. Olive allait la forcer à lécher la moindre goutte de cette stupide crème solaire et la regarder se tordre de douleur lorsqu’elle mourrait lentement d’un empoisonnement à l’oxybenzone.

Ça pouvait attendre, cela dit. Pour l’instant, Adam l’observait avec une expression complètement indéchiffrable, et Olive se serait volontiers excusée, elle aurait rampé sous la table, elle lui aurait au moins fait un signe de la main… mais la seule chose qu’elle pouvait faire était de le regarder bêtement en se disant que, même si la dernière fois qu’ils s’étaient parlé, elle l’avait insulté, il ne semblait pas vraiment en colère. Seulement pensif et un peu confus, regardant tour à tour le visage d’Olive et la substance visqueuse dans ses mains, essayant probablement de déterminer comment échapper à ce nouveau désastre… mais laissant finalement tomber.

Il hocha la tête une fois, lentement, et se retourna, les muscles de son dos se contractant lorsqu’il jeta le frisbee au Dr Rodrigues en criant : « Je prends cinq minutes ! »

Ce qui, apparemment, signifiait qu’ils allaient effectivement le faire.

Bien sûr qu’ils allaient le faire. Parce que c’était à ça que ressemblait la vie d’Olive, grâce à ses choix débiles et insensés.

— Salut, lui dit Adam une fois qu’ils furent plus près l’un de l’autre.

Il avait les yeux rivés sur ses mains, sur la façon dont elle les présentait comme une mendiante. Derrière elle, Anh et Jeremy ne devaient pas en louper une miette.

— Salut.

Elle portait des claquettes, lui avait des baskets et… il était toujours grand, mais à cet instant, il la surplombait totalement. Elle se retrouvait avec les yeux juste devant ses pectoraux, et… Non. Non. Hors de question de faire ça.

— Vous pouvez vous retourner ?

Il hésita un instant mais il s’exécuta, curieusement obéissant. Ce qui ne réglait absolument pas le problème d’Olive, vu que son dos n’était pas moins massif ou impressionnant que son torse.

— Pouvez-vous, euh… vous pencher un peu.

Adam baissa la tête jusqu’à ce que ses épaules soient… toujours anormalement hautes mais quand même plus faciles d’accès. Lorsqu’elle leva la main droite, une partie de la crème goutta sur le sol – Où elle devrait être, se dit-elle rageusement – et ensuite elle fit cette chose que, jamais au grand jamais, elle n’aurait cru faire. Elle mit de la crème solaire à Adam Carlsen.

Ce n’était pas la première fois qu’elle le touchait. Par conséquent, elle n’aurait pas dû être surprise par la dureté de ses muscles saillants. Olive se souvenait de la façon dont il avait poussé le pick-up, se disant qu’il était sûrement capable de porter trois fois son poids, puis s’ordonna d’arrêter, parce que ce cheminement de pensée n’était pas approprié. Cela dit, le problème restait le même : il n’y avait rien entre ses mains et sa peau. Il était chaud à cause du soleil, avec les épaules détendues et immobiles.

Même en public, ils étaient si près l’un de l’autre que quelque chose d’intime semblait se passer.

— Bon.

Elle avait la bouche sèche.

— C’est peut-être le bon moment pour mentionner à quel point je suis désolée que nous nous retrouvions constamment dans ces situations.

— Tout va bien.

— Je le suis vraiment, cela dit.

— Ce n’est pas votre faute, assura-t-il d’une voix presque tranchante.

— Vous allez bien ?

— Oui.

Il hocha la tête, mais il semblait crispé. Ce qui fit prendre conscience à Olive qu’il n’était peut-être pas aussi détendu qu’elle l’avait cru.

— À quel point détestez-vous ce moment, sur une échelle de 1 à « une corrélation équivaut à une relation de causalité » ?

Il la surprit en ricanant, même s’il semblait toujours aussi tendu.

— Je ne déteste pas ça. Et ce n’est pas votre faute.

— Parce que je sais que ça ne pourrait pas être pire, et…

— Ce n’est pas le cas, Olive.

Il se tourna légèrement pour la regarder dans les yeux, avec un mélange d’amusement et de cette étrange tension.

— Ces choses vont continuer de se produire.

— Exact.

Il effleura délicatement sa main gauche lorsqu’il lui vola un peu de crème solaire pour son torse. Ce qui, tout bien considéré, était très bien comme ça. Elle n’avait aucune envie de se retrouver à lui masser le torse devant 70 % des membres de son programme… sans parler de sa patronne, vu que le Dr Aslan n’en perdait probablement pas une miette. Ou peut-être qu’elle ne les observait pas. Olive ne comptait pas se retourner pour vérifier. Elle préférait rester dans l’ignorance.

— Surtout parce que vos amis fourrent leur nez partout.

Elle éclata de rire.

— Je sais. Croyez-moi, je regrette vraiment de m’être liée d’amitié avec Anh en ce moment. J’envisage presque de la tuer, pour tout vous dire.

Elle passa à ses épaules. Il avait beaucoup de petits grains de beauté et taches de rousseur, et elle se demanda à quel point exactement ce serait déplacé si elle s’amusait à les relier entre eux avec ses doigts. Elle ne pouvait qu’imaginer les fantastiques dessins qui en résulteraient.

— Mais bon, les bénéfices à long terme de la protection solaire ont été prouvés par des scientifiques. Et vous êtes plutôt pâle. Penchez-vous encore un peu, pour que je puisse atteindre votre nuque.

— Hmm.

Elle le contourna pour atteindre la partie avant de ses épaules. Il était tellement grand qu’elle allait finir par utiliser la totalité de cette foutue crème. Voire par demander du rab à Anh.

— Au moins, le directeur du département en a pour son argent. Et vous avez l’air de prendre du bon temps.

Il jeta un coup d’œil insistant à ses mains posées sur ses clavicules.

Olive se sentit rougir.

— Non, enfin… pas parce que je… Je voulais dire, vous semblez prendre du bon temps en jouant au frisbee. Bref, peu importe.

Il fit la moue.

— C’est toujours mieux que d’échanger des banalités.

Elle pouffa.

— Ça se tient. Je parie que c’est pour ça que vous êtes aussi en forme.

Vous avez fait énormément de sport en grandissant parce que ça vous évitait de parler aux gens. Ça explique aussi pourquoi maintenant que vous êtes adulte, votre personnalité est si…

Olive s’arrêta net.

Adam fronça les sourcils.

— Hostile et inabordable ?

Et merde.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— Seulement ce que vous avez écrit.

— Je… Je suis désolée. Je suis vraiment désolée. Je ne voulais pas…

Elle pinça les lèvres, confuse. Puis elle remarqua qu’il esquissait un sourire.

— Vous êtes impossible.

Elle le pinça légèrement sous le bras. Il poussa un petit cri et sourit plus franchement. Elle se demanda comment il réagirait si elle se vengeait en écrivant son prénom à la crème solaire sur son torse, juste assez pour qu’il ait les marques de bronzage correspondantes. Elle tenta d’imaginer sa tête quand il retirerait son tee-shirt, et découvrirait les cinq lettres imprimées sur sa chair dans le reflet du miroir de sa salle de bains. L’expression qu’il afficherait. S’il les toucherait du bout des doigts.

C’est dingue, songea-t-elle. Tout ça te rend dingue. D’accord, il est beau mec, et tu le trouves attirant. La belle affaire. Qui ça intéresse ?

Elle essuya ses mains presque dénuées de crème contre les colonnes formées par ses biceps et recula d’un pas.

— Vous êtes paré, docteur Hostile.

Il sentait la transpiration, sa propre odeur et la noix de coco. Olive n’aurait pas l’occasion de lui parler avant mercredi, et elle ignorait pourquoi cette perspective lui faisait comme un curieux pincement au cœur.

— Merci. Et merci à Anh, je suppose.

— Hmm. À votre avis, qu’est-ce qu’elle va nous forcer à faire la prochaine fois ?

Il haussa les épaules.

— Nous tenir la main ?

— Nous faire partager des fraises en mode 9 semaines et 1/2.

— Bien vu.

— Elle va peut-être passer à la vitesse supérieure.

— Un faux mariage ?

— Un faux achat de maison ?

— Une fausse signature d’emprunt immobilier ?

Olive riait, et la façon dont il la regardait, avec douceur, curiosité, patience… Elle devait se l’imaginer. Elle n’avait pas l’esprit clair. Elle aurait dû porter un chapeau pour se protéger du soleil.

— Salut, Olive.

Elle détourna le regard d’Adam et vit Tom approcher. Lui aussi était torse nu, et bien fait de sa personne, arborant fièrement des abdominaux suffisamment dessinés pour être facilement comptés. Pourtant, pour une raison qui lui échappait, il ne faisait aucun effet à Olive.

— Salut, Tom.

Elle sourit, même si elle était un peu agacée par cette interruption.

— J’ai adoré votre conférence l’autre jour.

— C’était bien, hein ? Adam vous a-t-il parlé de notre changement de plans ?

Elle pencha la tête.

— Un changement de plans ?

— Nous avons bien avancé dans notre projet, donc nous partons à Boston la semaine prochaine pour finir de tout mettre en place du côté d’Harvard.

— Oh, c’est super ! s’exclama-t-elle en se tournant vers Adam.

Combien de temps seras-tu parti ?

— Quelques jours à peine, répondit-il calmement.

Pour une raison qui lui était inconnue, Olive se sentit soulagée à l’idée que ça ne dure pas plus longtemps.

— Pourriez-vous m’envoyer votre rapport d’ici à samedi, Olive ?

s’enquit Tom. Comme ça, j’aurai le week-end pour me pencher dessus, et nous pourrons en discuter tant que je suis encore là.

Elle avait le cerveau en ébullition sous le coup de la panique, mais elle parvint à garder un sourire plaqué sur le visage.

— Oui, bien sûr. Je vous l’enverrai samedi.

Oh bon sang. Oh bon sang. Elle allait devoir travailler jour et nuit. Sans dormir de la semaine. Et emmener son ordinateur portable aux toilettes pour écrire pendant qu’elle pissait.

— Aucun souci, ajouta-t-elle, s’enfonçant encore plus dans son mensonge.

— Parfait.

Tom lui fit un clin d’œil, ou peut-être qu’il plissait seulement les yeux à cause du soleil.

— Tu reviens jouer ? demanda-t-il à Adam, et quand Adam hocha la tête, Tom fit volte-face et rejoignit la partie.

Adam hésita une seconde, puis fit un signe de tête à Olive et suivit Tom.

Elle s’efforça de ne pas reluquer son dos tandis qu’il rejoignait ses coéquipiers, ravis de le récupérer. Clairement, le sport était encore un truc dans lequel Adam Carlsen excellait… hélas.

Elle n’avait même pas besoin de vérifier pour savoir qu’Anh, Jeremy et quasiment tous les autres avaient passé les cinq dernières minutes à les observer. Elle prit une bouteille d’eau pétillante dans la glacière la plus proche, se souvenant que c’était exactement ce qu’ils espéraient de cet arrangement, puis s’installa sous un chêne à côté de ses amis… Tout ce pataquès autour de la crème solaire pour se retrouver assise à l’ombre.

Elle n’avait plus tellement faim, un petit miracle lié au fait de devoir mettre de la crème solaire à son petit ami devant tout le monde.

— Alors, comment est-il ? demanda Anh.

Elle était allongée avec la tête posée sur les genoux de Jeremy. Au-dessus d’elle, Malcolm observait la partie de frisbee, sans doute pour admirer à quel point Holden Rodrigues était séduisant au soleil.

— Hmm ?

— Carlsen. Oh, pardon, reprit Anh en ricanant, je voulais dire Adam. Tu l’appelles Adam, pas vrai ? Ou tu préfères Dr Carlsen ? Si vous faites des jeux de rôle avec des uniformes d’écolière et des règles à respecter, je veux tout savoir.

— Anh.

— Ouais, comment est Carlsen ? ajouta Jeremy. Je suppose qu’il est différent avec toi. Ou est-ce qu’à toi aussi il passe son temps à répéter que la police pour les étiquettes de tes abscisses et tes ordonnées est agaçante tellement elle est petite ?

Olive sourit intérieurement, parce qu’elle arrivait totalement à imaginer Adam dire ça. Elle pouvait presque entendre sa voix dans sa tête.

— Non. Pas encore, du moins.

— Il est comment, alors ?

Elle ouvrit la bouche pour répondre, pensant que ce serait facile. Bien sûr, c’était tout le contraire.

— Il est seulement… vous savez.

— On ne sait pas, justement, rétorqua Anh. Il doit bien cacher son jeu.

Il est tellement lunatique, négatif, colérique et…

— Il ne l’est pas, la coupa Olive.

Puis elle s’en mordit les doigts, parce que ce n’était pas tout à fait vrai.

— Il peut l’être. Mais il peut aussi ne pas l’être.

— Si tu le dis, répliqua Anh, visiblement peu convaincue. Comment vous avez commencé à sortir ensemble, au fait ? Tu ne m’as jamais raconté.

— Oh, ça.

Olive détourna les yeux et laissa son regard se perdre au loin. Adam venait visiblement de faire quelque chose de remarquable, parce que lui et le Dr Rodrigues se tapaient dans la main. Elle remarqua Tom en train de la regarder depuis l’autre côté du terrain et lui fit signe en souriant.

— Euh, nous avons juste discuté. Et pris un café. Puis…

— Mais comment c’est possible ? interrompit Jeremy, clairement sceptique. Comment on décide de dire « oui » à un rencard avec Carlsen ?

Avant de l’avoir vu à moitié nu, en tout cas.

Tu l’embrasses. Tu l’embrasses, et soudain, il te sauve la mise, t’achète des scones et te traite de petite maligne sur un ton étrangement affectueux, et même quand il se comporte comme le connard lunatique qu’il est, il n’a pas l’air si méchant. Voire pas méchant du tout. Ensuite, tu lui dis d’aller se faire voir par téléphone et tu risques de tout gâcher.

— Il m’a invitée à sortir. Et j’ai dit « oui ».

Même si évidemment, c’était un mensonge. Jamais quelqu’un avec une publication dans le Lancet et des muscles aussi saillants n’inviterait Olive à sortir.

— Donc vous ne vous êtes pas rencontrés sur Tinder ?

— Quoi ? Non.

— C’est pourtant ce que les gens racontent.

— Je ne suis pas inscrite sur Tinder.

— Carlsen l’est ?

Non. Peut-être. Oui ? Olive se massa les tempes.

— Qui raconte qu’on s’est rencontrés sur Tinder ?

— En fait, la rumeur dit qu’ils se sont rencontrés sur Le Bon Coin, lança Malcom l’air de rien, tout en saluant quelqu’un de la main.

Elle suivit son regard et remarqua qu’il avait les yeux rivés sur Holden Rodrigues… qui lui souriait et lui rendait son signe de la main.

Olive fronça les sourcils. Puis elle réalisa ce que Malcolm venait de dire.

Le Bon Coin ?

Malcolm haussa les épaules.

— J’ai pas dit que j’y croyais.

— Qui sont ces gens ? Et pourquoi est-ce qu’ils parlent de nous ?

Anh tendit le bras pour donner une tape sur l’épaule d’Olive.

— Ne t’en fais pas, les ragots sur toi et Carlsen ont cessé après que le Dr Moss et Sloane se sont crêpé le chignon devant tout le monde à propos des gens qui jettent des échantillons de sang dans les toilettes des filles.

Enfin, dans l’ensemble. Eh.

Elle se redressa et passa un bras autour d’Olive, l’attirant vers elle pour l’enlacer. Elle sentait la noix de coco. Foutue crème solaire.

— Calme-toi. Je sais que certains n’ont pas bien réagi, mais Jeremy, Malcolm et moi sommes seulement heureux pour toi, Oli.

Anh lui adressa un sourire réconfortant, et Olive se détendit.

— Surtout parce que tu t’envoies enfin en l’air.

CHAPITRE 8

HYPOTHÈSE : Sur une échelle de Likert allant de 1 à 10, le timing de Jeremy sera de – 50, avec une marge d’erreur de 0,2.

 

Le numéro trente-sept – les chips au sel et au vinaigre – était en rupture.

C’était franchement inexplicable : Olive était arrivée à 20 heures, et il restait au moins un paquet dans le distributeur de la salle de pause. Elle se souvenait clairement avoir tapoté la poche arrière de son jean pour s’assurer qu’elle avait de la monnaie, et de son sentiment de triomphe en y trouvant précisément quatre pièces. Elle se souvenait de son impatience à l’idée de ce moment, environ deux heures plus tard, durée qu’elle avait estimée pour abattre un tiers de son travail et ainsi se récompenser avec le meilleur des en-cas que le quatrième étage avait à offrir. Sauf que ce moment était arrivé, et qu’il n’y avait plus de chips. Ce qui était un problème, parce qu’Olive avait déjà inséré son précieux magot dans la fente, et qu’elle mourait de faim.

Elle sélectionna le numéro 24 (des Twix) – ce qui n’était pas mal, quoique loin d’être sa friandise préférée – puis écouta le bruit insipide, décevant, qu’ils firent en tombant au niveau inférieur. Elle se pencha pour les ramasser, observant avec mélancolie la façon dont l’emballage doré brillait dans la paume de sa main.

— Si seulement tu pouvais te transformer en chips, murmura-t-elle, avec une pointe d’amertume dans la voix.

— Tenez.

— Aaah !

Elle sursauta et se retourna aussitôt, levant les mains pour se préparer à se défendre… voire à attaquer. Mais la seule personne dans la pièce était Adam, assis sur l’un des petits canapés, l’observant avec une expression neutre, légèrement amusée.

Elle se détendit et plaqua ses mains sur sa poitrine, dans l’espoir que son rythme cardiaque ralentisse.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit ?

Il pencha la tête.

— Je pourrais vous retourner la question.

Elle plaqua une main devant sa bouche, tentant de se remettre de sa frayeur.

— Je ne vous avais pas vu. Qu’est-ce que vous faites assis dans le noir comme un truand ?

— L’ampoule est grillée. Comme d’habitude.

Adam leva sa boisson – une canette de Coca-Cola dont l’étiquette hilarante revêtait le prénom « Séraphine » – et Olive se souvint de Jess, une des étudiantes d’Adam, qui se plaignait de la sévérité dont il faisait preuve quant au fait d’apporter à manger et à boire dans son labo. Il attrapa quelque chose près du coussin et le tendit à Olive.

— Tenez. Vous pouvez manger le reste des chips.

Olive le foudroya du regard.

— Vous.

— Moi ?

— Vous avez volé mes chips.

Il afficha un sourire en coin.

— Désolé. Vous pouvez avoir le reste, ajouta-t-il avant de jeter un coup d’œil dans le paquet. Je n’en ai pas mangé beaucoup, il me semble.

Elle hésita puis approcha du canapé. Elle accepta avec méfiance le petit paquet et s’assit à côté de lui.

— Merci, je suppose.

Il hocha la tête et but une gorgée de sa canette. Elle essaya de ne pas fixer sa gorge lorsqu’il pencha la tête en arrière, et baissa les yeux sur ses genoux.

— Est-ce raisonnable de boire de la caféine à (Olive jeta un coup d’œil à l’horloge) 22 h 27 ?

En y réfléchissant, il n’aurait pas dû en boire du tout, vu sa lumineuse personnalité. Et pourtant ils prenaient un café ensemble chaque mercredi.

Olive faisait office de complice.

— Je doute d’arriver à beaucoup dormir, de toute manière.

— Pourquoi ?

— J’ai des analyses de dernière minute à faire pour une demande de financement à rendre dimanche soir.

— Oh.

Elle se pencha contre le dossier, adoptant une position plus confortable.

— Je pensais que vous aviez des larbins pour ce genre de choses.

— Il s’avère que forcer ses étudiants à passer une nuit blanche est mal vu par la RH.

— Quelle honte.

— Yep. Et vous ?

— Le rapport de Tom, soupira-t-elle. Je suis censée le lui envoyer demain et il y a une partie que je n’arrive pas à…

Elle soupira de plus belle.

— Je refais quelques analyses, juste pour m’assurer que tout est parfait, mais le matériel que j’utilise n’est pas exactement… arf.

— En avez-vous parlé à Aysegul ?

Aysegul, avait-il dit. Naturellement. Parce qu’Adam était collègue du Dr Aslan, pas son étudiant, et c’était logique qu’il l’appelle par son prénom. Ce n’était pas la première fois d’ailleurs ; et ce n’était même pas la première fois qu’Olive se faisait la réflexion. Mais ce n’était pas évident, alors qu’ils discutaient seul à seule, de se faire à l’idée qu’Adam était enseignant et qu’Olive en était loin. À mille lieues, en réalité.

— Je l’ai fait, mais il n’y a pas de budget. C’est un super mentor, mais… l’an dernier, son mari est tombé malade et elle a décidé de prendre sa retraite anticipée, et parfois ça donne l’impression qu’elle a cessé de s’impliquer.

Olive se frotta la tempe. Elle sentait une migraine monter et avait une longue nuit devant elle.

— Vous comptez lui répéter ce que je viens de vous dire ?

— Bien sûr.

Elle poussa un grognement.

— Ne le faites pas.

— Je pourrais aussi lui parler des baisers que vous m’avez extorqués, de l’histoire de faux couple dans laquelle vous m’avez embarqué, et surtout de la crème solaire…

— Oh bon sang, lâcha Olive en cachant son visage dans ses genoux, enroulant les bras autour de sa tête. Bon sang. La crème solaire.

— Oui, reprit-il d’une voix qui semblait venir d’outre-tombe. Oui, c’était…

— Bizarre ? hasarda-t-elle, se redressant tout en faisant la grimace.

Adam regardait ailleurs. Elle ne sut s’il rougissait ou si son imagination lui jouait des tours.

Il s’éclaircit la voix.

— Entre autres choses.

— Oui.

Entre autres choses, effectivement. Un paquet de trucs qu’elle ne comptait pas mentionner, parce qu’ elle ne se faisait certainement pas les mêmes commentaires que lui. Les siens étaient sans doute dans le registre de « terrible », « atroce » et « invasif ». Alors que les siens à elle…

— La crème solaire va-t-elle figurer dans la plainte ?

Il afficha un sourire.

— En première page. Application de crème solaire non consentie.

— Oh, arrêtez un peu. Je vous ai sauvé d’un carcinome basocellulaire.

Attouchements sous prétexte fallacieux.

Elle le frappa avec ses Twix, et il se pencha pour l’esquiver, l’air amusé.

— Eh, vous en voulez la moitié ? Vu que j’ai bien l’intention de terminer vos chips.

— Non.

— Vous êtes sûr ?

— Je ne supporte pas le chocolat.

Olive le dévisagea, totalement incrédule.

— Évidemment. Vous détestez tout ce qui est délicieux, agréable et réconfortant.

— Le chocolat, c’est dégueu.

— Vous voulez seulement rester dans votre univers sombre et amer, constitué de café noir, de bagels nature et de fromage sans goût. Et à l’occasion, de chips au vinaigre.

— Ce sont clairement vos chips préférées…

— Là n’est pas le propos.

— … et je suis flatté que vous ayez mémorisé mes commandes.

— Pas difficile, ce sont toujours les mêmes.

— Au moins, je n’ai jamais commandé quelque chose appelé frappuccino licorne.

— C’était tellement bon. Ça avait le goût d’arc-en-ciel.

— C’est-à-dire de sucre et de colorant alimentaire ?

— Mes deux trucs préférés. Merci de me l’avoir offert, au fait.

Cette semaine, la friandise du rencard du mercredi avait été particulièrement sympa, même si Olive était tellement préoccupée par le rapport de Tom qu’elle n’avait pas réussi à échanger plus de deux mots avec Adam. Ce qui, elle devait bien l’admettre, avait été un peu décevant.

— Où est Tom, d’ailleurs, pendant que vous et moi sommes les esclaves de notre travail un vendredi soir ?

— De sortie. Un rencard, il me semble.

— Un rencard ? Sa petite amie habite ici ?

— Tom a beaucoup de copines. Un peu partout.

— Mais en a-t-il des fausses ?

Elle afficha un sourire radieux, et voyait bien qu’il était tenté de l’imiter.

— Vous voulez cinquante centimes, au fait ? s’enquit-elle. Pour les chips ?

— Gardez-les.

— Super. Parce que ça représente environ un tiers de mon salaire mensuel.

Elle réussit à le faire rire, et… cela ne transformait pas seulement son visage, ça modifiait l’espace entier qu’ils occupaient. Olive dut persuader ses poumons de ne pas cesser de fonctionner, de continuer à aspirer de l’oxygène, et son regard de ne pas se perdre dans les petites rides aux coins des yeux d’Adam, ou dans les fossettes sur ses joues.

— Ravi d’entendre que les bourses des doctorants n’ont pas augmenté depuis que j’en étais un.

— Vous aussi, vous viviez de soupes instantanées et de bananes pendant votre thèse ?

— Je n’aime pas les bananes, mais j’ai souvenir d’avoir mangé beaucoup de pommes.

— Les pommes coûtent cher, espèce d’irresponsable.

Elle pencha la tête, se demandant si ce ne serait pas gênant de poser la question dont elle mourait d’envie d’avoir la réponse. Elle se dit que c’était sûrement déplacé… mais le fit quand même.

— Quel âge avez-vous ?

— Trente-quatre ans.

— Oh. Waouh.

Elle l’avait cru plus jeune. Ou plus vieux, peut-être. Elle s’était dit qu’il venait d’une dimension sans âge. C’était tellement bizarre d’avoir un chiffre. Une année de naissance, qui remontait à presque dix ans avant la sienne.

— J’ai vingt-six ans.

Olive ne savait pas pourquoi elle révélait cette information, vu qu’il n’avait rien demandé.

— C’est étrange d’imaginer que vous étiez étudiant, vous aussi.

— Ah oui ?

— Oui. Vous étiez déjà comme ça à l’époque ?

— Comme quoi ?

— Vous savez, répondit-elle en battant des cils. Hostile et inabordable.

Il fit les gros yeux, mais elle commençait à ne pas trop le prendre au sérieux.

— En fait, ça aurait pu être pire.

— J’imagine.

Il y eut un silence bref, confortable, tandis qu’elle se rasseyait pour s’attaquer à son paquet de chips.

— Est-ce que ça s’arrange ?

— Quoi donc ?

— Tout ça, dit-elle en désignant maladroitement ce qui l’entourait. Le monde universitaire. Est-ce qu’il y a du mieux, après le doctorat ? Une fois qu’on est titulaire ?

— Non. Bon sang, non.

Il semblait tellement horrifié à cette idée qu’elle éclata de rire.

— Pourquoi vous vous accrochez, dans ce cas ?

— Bonne question.

Une lueur traversa son regard, quelque chose qu’Olive n’arrivait pas à interpréter mais… rien de bien étonnant là-dedans. Elle ignorait tellement de choses au sujet d’Adam Carlsen. C’était un connard, mais d’une profondeur inattendue.

— C’est une question d’investissement à perte, sans doute… Difficile de reculer, quand on a investi autant de temps et d’énergie. Mais grâce à la science, ça en vaut la peine. Quand ça marche, en tout cas.

Elle marmonna, réfléchissant à ses propos, et se rappela le Mec des toilettes. Il lui avait dit que le monde universitaire, c’était beaucoup de

pognon pour des clopinettes, et qu’il fallait une bonne raison pour s’accrocher. Olive se demandait où il se trouvait à l’heure actuelle. S’il était conscient qu’il avait aidé quelqu’un à prendre une des décisions les plus difficiles de sa vie. S’il avait la moindre idée qu’il existait une fille, quelque part dans le monde, qui pensait à leur rencontre fortuite étonnamment souvent. Elle en doutait fortement.

— Je sais que l’école doctorale est censée être un calvaire pour tout le monde, mais c’est déprimant de constater qu’un professeur titulaire est là un vendredi soir, au lieu de, je ne sais pas, regarder Netflix au lit ou dîner avec sa copine…

— Je croyais que c’était vous ma petite amie.

Olive lui sourit.

— Pas tout à fait.

Mais, vu qu’on aborde le sujet : pourquoi vous n’en avez pas, au fait ?

Parce qu’il m’est de plus en plus difficile de le comprendre. Sauf si vous n’en voulez pas. Peut-être que vous voulez rester seul, comme tout le suggère dans votre comportement, et voilà que je débarque pour foutre le bordel dans votre vie. Je devrais mettre mes chips et mes sucreries dans ma poche et retourner à mes stupides échantillons de protéines, mais pour une raison qui m’échappe, je me sens tellement à l’aise avec vous. Et je suis attirée par vous, même si j’ignore pourquoi.

— Avez-vous l’intention de rester dans le milieu universitaire ?

s’enquit-il. Après votre doctorat.

— Oui. Peut-être. Non.

Il sourit, et Olive éclata de rire.

— Ça reste à décider.

— D’accord.

— Seulement… il y a des trucs que j’adore là-dedans. Le travail en labo, la recherche. Trouver des idées d’études, sentir que ce que je fais a un sens. Mais si je fais carrière, j’aurai aussi besoin de faire plein d’autres choses que je ne…

Elle secoua la tête.

— D’autres choses ?

— Oui. Ce qui touche aux relations publiques, principalement. Rédiger des dossiers et convaincre des gens de financer mes recherches. Le réseautage, qui est une forme bien particulière de l’enfer. M’exprimer en public, où même en tête-à-tête si l’objectif est d’impressionner des gens.

C’est le pire, en fait. J’ai tellement horreur de ça… Ma tête est sur le point d’exploser, je me pétrifie, tout le monde me regarde pour me juger, ma langue se paralyse et je commence à avoir envie de disparaître, puis que le monde entier disparaisse et…

Elle remarqua son sourire et lui adressa un regard triste.

— Vous voyez le topo.

— Il y a des choses à faire contre ça, si vous le souhaitez. Ça requiert seulement de la pratique. De vous assurer que vos pensées sont organisées.

Des trucs dans le genre.

— Je sais. Et j’essaye de le faire… Je l’ai fait avant mon entretien avec Tom. Et j’ai quand même bégayé comme une idiote quand il m’a posé une question simple.

Et ensuite, vous m’avez aidée, vous avez remis de l’ordre dans mes pensées, et vous m’avez sauvé la mise, sans même chercher à le faire.

Je ne sais pas. Peut-être que mon cerveau est cassé.

Il secoua la tête.

— Vous vous en êtes très bien sortie pendant cet entretien, surtout si on considère le fait que votre faux petit ami était à côté de vous.

Elle ne fit pas remarquer qu’en fait, sa présence avait facilité les choses.

— Tom semblait sincèrement impressionné, ce qui n’est pas peu dire, ajouta-t-il. Et si quelqu’un a déconné, c’est clairement lui. Je suis désolé qu’il ait fait ça, d’ailleurs.

— Fait quoi ?

— Vous forcer à parler de votre vie privée.

— Oh.

Olive détourna le regard, se concentrant sur la lumière bleue du distributeur.

— Ça va. Ça fait un bail.

Elle était surprise de s’entendre poursuivre. De sentir qu’elle avait envie de poursuivre.

Depuis le lycée, en réalité.

— C’est… jeune.

Il y avait quelque chose dans son ton, peut-être son uniformité, peut-être son manque de compassion assumé, qu’elle trouvait rassurant.

— J’avais quinze ans. Un jour, ma mère et moi étions là, juste en train de… Je ne sais même pas. Faire du canoë. Envisager d’adopter un chat.

Nous disputer sur ma façon d’empiler des trucs au-dessus de la poubelle quand elle débordait déjà et que je refusais de la sortir. Et soudain, j’ai appris son diagnostic, et trois semaines plus tard, elle était déjà…

Elle était incapable de le dire. Ses lèvres, ses cordes vocales et son cœur refusaient tout simplement de prononcer ces mots. Donc elle les ravala.

— Le système de protection de l’enfance n’arrivait pas à décider où m’envoyer jusqu’à ma majorité.

— Votre père ?

Elle secoua la tête.

— Jamais fait partie du tableau. C’est un connard, d’après ma mère, ajouta-t-elle en souriant. Le gène qui empêche de sortir la poubelle vient clairement de son côté de la famille. Et mes grands-parents sont morts quand j’étais petite, vu qu’apparemment, c’est ce qui arrive aux personnes qui m’entourent.

Elle avait essayé de dire ça sur le ton de la plaisanterie, elle avait vraiment essayé. De ne pas avoir l’air amère. Elle pensait même avoir réussi.

— Je me suis juste retrouvée… seule.

— Qu’avez-vous fait ?

— En foyer jusqu’à seize ans, ensuite on m’a émancipée, expliqua-t-elle en haussant les épaules, espérant chasser ce souvenir par la même occasion.

Si seulement ils l’avaient découvert plus tôt, même quelques mois… peut-être qu’elle serait encore là. Peut-être que la chirurgie et la chimio auraient servi à quelque chose. Et je… J’ai toujours été douée en sciences, donc je me suis dit que le moins que je pouvais faire était de…

Adam farfouilla dans ses poches quelques instants et en sortit un mouchoir en papier froissé. Olive le regarda fixement, confuse, avant de se rendre compte que ses joues étaient humides.

Oh.

— Adam, vous venez de me proposer un mouchoir usagé ?

— Je… Peut-être bien, répondit-il, les lèvres pincées. J’ai paniqué.

Elle gloussa, acceptant son cadeau répugnant et l’utilisa pour se moucher. Ils s’étaient embrassés deux fois, après tout. Pourquoi ne pas partager un peu de morve ?

— Je suis désolée. Je ne suis pas comme ça d’habitude.

— Comme quoi ?

— Pleurnicharde. Je… Je ne devrais pas en parler.

— Pourquoi ?

— Parce que.

C’était difficile à expliquer, ce mélange de douleur et de tendresse qui refaisait toujours surface quand elle évoquait sa mère. C’était la raison pour laquelle elle ne le faisait quasiment jamais, et la raison pour laquelle elle détestait le cancer à ce point. Non seulement il lui avait pris la personne qu’elle aimait le plus, mais il avait aussi donné un goût amer aux souvenirs les plus heureux de son existence.

— Ça me rend pleurnicharde.

Il sourit.

— Olive, vous pouvez en parler. Et vous devriez vous autoriser à pleurer.

Elle sentait qu’il le pensait vraiment. Qu’elle aurait pu parler de sa mère pendant aussi longtemps que ça lui chantait, et il aurait écouté attentivement le moindre mot. Elle n’était pas sûre d’être prête, cela dit. Donc elle haussa les épaules, changeant de sujet.

— Enfin bref, je suis là maintenant. J’adore le travail en labo et je m’en sors à peine avec le reste – les articles, les conférences, le réseautage.

L’enseignement. Les bourses refusées, ajouta-t-elle en montrant Adam du doigt. Les sujets de thèse recalés.

— Votre camarade de labo vous en fait toujours baver ?

Olive fit un geste de dérision.

— Je ne suis pas la personne qu’il préfère, mais ça va. Il s’en remettra.

Je suis désolée pour l’autre soir, dit-elle en se mordant la lèvre. C’était déplacé. Vous avez tout à fait le droit d’être furieux.

Adam secoua la tête.

— C’est rien. Je comprends votre point de vue.

— Je comprends votre façon de voir les choses. Éviter de former une génération de scientifiques merdiques.

— Je ne crois pas avoir utilisé l’expression « scientifiques merdiques ».

— Mais pour info, je pense toujours que vous n’avez pas besoin d’être cruel quand vous formulez une critique. Nous saisissons l’essentiel, même si vous le dites plus gentiment.

Il l’observa longuement. Puis il hocha la tête, une seule fois.

— C’est noté.

— Vous allez être moins cruel, alors ?

— Peu probable.

Elle soupira.

— Vous savez, quand je n’aurai plus d’amis et que tout me monde me détestera à cause de cette histoire de faux couple, je serai hyper seule et vous allez devoir traîner avec moi tous les jours. Je vous embêterai tout le temps. Ça vaut vraiment le coup d’être méchant avec tous les étudiants du programme ?

— Absolument.

Elle soupira de plus belle, en souriant cette fois, et appuya la tête sur son épaule. Ça aurait pu sembler déplacé, mais c’était naturel – peut-être parce qu’ils avaient le chic pour se mettre dans des situations impliquant toutes formes de bécotage, peut-être à cause de tout ce dont ils avaient parlé, peut-être à cause de l’heure tardive. Adam… en tout cas, ça n’avait pas l’air de le déranger. Il se tenait juste là, tranquille, détendu, chaud et imposant. Un long moment sembla s’écouler avant qu’il brise le silence.

— Je ne suis pas désolé d’avoir demandé à Greg de revoir son sujet de recherche. Mais je le suis d’avoir créé une situation qui l’a conduit à passer ses nerfs sur vous. Tant que cette histoire continue, ça pourrait se reproduire.

— Quant à moi, je suis désolée des messages que j’ai envoyés, insista-telle. Et vous êtes quelqu’un de bien. Même si vous êtes hostile et inabordable.

— Content de l’entendre.

— Je devrais retourner au labo.

Elle se redressa tout en se massant la nuque.

— Ma désastreuse analyse de protéines ne va pas se corriger toute seule.

Adam cligna des yeux, et une lueur apparut dans son regard, comme s’il était surpris qu’elle parte aussi vite. Comme s’il aurait préféré qu’elle reste.

— Pourquoi « désastreuse » ?

Elle poussa un grognement.

— C’est juste que…

Elle attrapa son téléphone et appuya sur le bouton d’accueil, affichant une photo de son dernier western blot.

— Vous voyez ? demanda-t-elle en montrant du doigt la protéine cible.

C’est… Ça ne devrait pas…

Il hocha la tête, l’air pensif.

— Vous êtes sûre que l’échantillon d’origine était bon ? Et le gel ?

— Oui, ni liquide, ni desséché.

— On dirait bien que c’est l’anticorps qui pose problème.

Elle leva les yeux vers lui.

— Vous croyez ?

— Oui. À votre place, je vérifierais la dilution et le tampon. Si ce n’est pas ça, ça pourrait aussi être un anticorps secondaire instable. Passez dans mon labo si ça ne fonctionne toujours pas ; vous pourrez emprunter les nôtres. Ça vaut aussi pour le reste de l’équipement et du matériel. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez à mon chef de labo.

— Oh, waouh. Merci, dit-elle en souriant. Maintenant je suis un peu désolée de ne pas pouvoir vous prendre dans mon jury de thèse. Peut-être que votre cruauté légendaire a été un peu exagérée.

Il afficha un sourire en coin.

— Peut-être que vous faites seulement ressortir le meilleur de moi ?

Elle arbora un sourire radieux.

Dans ce cas peut-être que je devrais rester dans le coin. Vous savez, juste pour épargner le département de vos terribles sautes d’humeur ?

Il jeta un coup d’œil à la photo du transfert de protéines raté.

— De toute façon, ce n’est pas comme si vous alliez soutenir votre thèse prochainement.

Elle était à la fois choquée et hilare.

— Oh mon Dieu. Est-ce que vous venez juste de… ?

— Objectivement…

— C’est la chose la plus grossière, la plus méchante…

Elle se mit à rire en se tenant les côtes et en le pointant du doigt.

— … vu votre analyse de protéines…

— … que qui que ce soit puisse dire à un doctorant.

— Je pense que je peux trouver plus méchant. Si j’y mets vraiment du mien.

— Tout est fini entre nous.

Si seulement elle n’avait pas été en train de sourire. Alors peut-être qu’il l’aurait prise au sérieux, au lieu de se contenter de la regarder avec cette

expression attentive, amusée.

— Sérieusement. C’était bien le temps que ça a duré.

Elle se leva, mais il attrapa la manche de son chemisier et tira jusqu’à ce qu’elle se rassoie à côté de lui sur le petit canapé… peut-être même un peu plus près qu’avant. Elle continuait à le foudroyer du regard, tandis que lui l’observait benoîtement, visiblement imperturbable.

— Il n’y a rien de mal à prendre plus de cinq ans pour rédiger une thèse, suggéra-t-il sur un ton conciliant.

Olive pouffa.

— Vous voulez seulement que je reste ici pour toujours. Jusqu’à ce que vous ayez monté le plus gros, le plus chargé et le plus incriminant des dossiers de plainte pour harcèlement.

— C’était mon plan depuis le début, en fait. La seule et unique raison pour laquelle je vous ai embrassée sans crier gare.

— Oh, la ferme.

Elle baissa la tête et se mordit la lèvre en espérant qu’il ne remarquerait pas qu’elle souriait comme une idiote.

— Eh, je peux vous demander quelque chose ?

Adam la couvait d’un regard expectatif, comme souvent ces derniers temps, donc elle continua sur un ton plus doux et plus calme.

— Pourquoi vous faites ça ?

— Quoi donc ?

— Faire semblant d’être en couple. Je comprends que vous vouliez donner l’impression de vouloir rester, mais… Pourquoi ne sortez-vous pas avec quelqu’un pour de vrai ? Après tout, vous n’êtes pas si mal.

— Merci du compliment.

— Non, enfin, ce que je voulais dire c’était… Vu votre façon de vous comporter en faux couple, je suis sûre que beaucoup de femmes… enfin, certaines femmes adoreraient sortir avec vous.

Elle se mordit de nouveau la lèvre, tout en jouant avec le trou qui se formait au niveau du genou sur son jean.

— Nous sommes amis. Nous ne l’étions pas quand nous avons commencé, mais nous le sommes maintenant. Vous pouvez vous confier à moi.

— Vraiment ?

Elle hocha la tête. Oui. Oui, vraiment. Arrêtez vos bêtises.

— Eh bien, vous venez juste d’enfreindre une loi sacrée des amitiés académiques en mentionnant l’avancée de ma thèse. Mais je vous pardonnerai si vous m’assurez que c’est vraiment mieux pour vous que…

vous savez, que d’avoir une vraie petite amie.

— Ça l’est.

— Ah oui ?

— Oui.

Il semblait honnête. Il était honnête. Adam n’était pas un menteur ; Olive en aurait mis sa main à couper.

— Mais pourquoi ? Vous aimez vous faire peloter sous des prétextes bancals ? Et cherchez une excuse pour dépenser des centaines de dollars au Starbucks du campus ?

Il lui adressa un faible sourire. Puis soudain il cessa complètement. Il avait détourné le regard, ses yeux étaient rivés sur le papier d’emballage froissé qu’elle avait jeté sur la table quelques minutes auparavant.

Il déglutit péniblement. Elle le vit crisper la mâchoire.

— Olive, dit-il avant de prendre une profonde inspiration. Vous devriez savoir que…

Oh mon Dieu !

Ils sursautèrent tous les deux, Olive nettement plus qu’Adam, et ils se tournèrent vers l’entrée. Jeremy se tenait là, une main théâtralement plaquée sur le sternum.

— Vous m’avez foutu une de ces trouilles. Qu’est-ce que vous faites assis dans le noir ?

Qu’est-ce que tu fais ici ? songea Olive avec désobligeance.

— On papote, répondit-elle.

Même si ça ne semblait pas une description adéquate de ce qui se passait réellement. Et pourtant, elle n’arrivait pas à déterminer pourquoi.

— Vous m’avez fait peur, répéta Jeremy. Tu bosses sur ton compte rendu, Oli ?

— Oui.

Elle jeta un rapide coup d’œil à Adam, immobile et impassible à côté d’elle.

— Je prends juste une petite pause. J’allais y retourner, justement.

— Oh, cool. Moi aussi, reprit Jeremy en souriant, indiquant son labo du doigt. Il faut que j’isole un tas de moucherons vierges. Avant qu’ils ne

soient plus vierges, tu vois ?

Il haussa les sourcils, et Olive émit un petit rire peu convaincant.

D’habitude, elle appréciait son sens de l’humour. D’habitude. Mais là elle aurait seulement voulu… Elle ne savait pas trop ce qu’elle aurait voulu.

— Tu viens, Oli ?

Non. Je suis très bien ici, en fait.

— J’arrive.

Elle se leva à contrecœur. Adam l’imita, ramassant leurs papiers d’emballage et la bouteille vide pour les mettre au recyclage.

— Passez une bonne soirée, docteur Carlsen, lança Jeremy depuis l’entrée.

Adam se contenta de lui faire un signe de tête, un peu sèchement.

Encore une fois, son regard était impossible à déchiffrer.

J’imagine qu’on en reste là, dans ce cas, songea-t-elle. D’où venait le poids qu’elle sentait dans sa poitrine ? Elle n’en avait aucune idée. Elle était probablement fatiguée. Elle avait trop mangé, ou pas assez.

— À plus tard, Adam. Ok ? murmura-t-elle avant qu’il quitte la pièce.

Elle avait parlé bas pour éviter que Jeremy l’entende. Peut-être qu’Adam n’avait pas entendu, lui non plus. Sauf qu’il s’arrêta net. Puis quand il passa devant elle, elle eut l’impression de sentir sa main effleurer le dos de la sienne.

— Bonne soirée, Olive.

CHAPITRE 9

HYPOTHÈSE : Plus je mentionne une pièce jointe dans un mail, moins j’ai de chances d’effectivement inclure ladite pièce jointe.

 

Samedi, 18:34

De : olive-smith@stanford.edu

À : tom-benton@harvard.edu

Objet : Re : Rapport sur l’étude du cancer du pancréas Bonjour Tom,

Voici le rapport que vous m’avez demandé, avec un descriptif détaillé de ce que j’ai fait jusqu’ici, ainsi que mes idées d’orientations futures et des ressources dont j’aurai besoin pour avancer. J’ai hâte de savoir ce que vous en pensez !

 

Bien à vous,